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Si les feuilles meurent...
12 mai 2009

- CANICULE -

 

C’est en écoutant les infos de ce matin que j’ai commencé à m’inquiéter pour Maman.

Le dernier bilan faisait état de soixante-seize morts dans la moitié sud du pays. Tous des petits vieux. Et pas laissés à eux-mêmes, non, des vieux en maison de repos. Enfin, sans vouloir faire de mauvais esprit, mouroir serait plus approprié par les temps qui courent. Et même de façon générale, pas besoin d’une canicule pour ça.

Soixante-seize, c’est aussi l’âge de Maman. Aussi stupide que cela puisse paraître, je ne peux m’empêcher d’y voir un signe.

Pas besoin de préciser qu’il est mauvais, le signe.

Est-ce qu’elle boit assez ? Et les infirmières, comment est-ce qu’elles gèrent tout ça ?

Parait qu’elle sont pas franchement qualifiée la plupart du temps… Enfin, de ce que j’en sais, de ce qu’on entend à droite à gauche, parce que, faut bien l’avouer, j’y ai jamais mis les pieds moi là bas, à la Maison des Fleurs, comme ils ont osé l’appeler.

La maison des fleurs, je vous jure !

Fleurs fanées oui…

Je suis allongé dans mon hamac, sur mon petit balcon, et je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ma mère, suffocante de chaleur, entourée de vieilleries ridées au bord de l’apoplexie, recluse dans une minuscule chambre, tournant le dos à la fenêtre, fière et sévère.

J’ai un peu de mal en fait, je dois l’avouer, à l’imaginer, Maman.

Ça fait bien… je sais plus, disons… huit ans que je ne l’ai pas vue.

Non d’ailleurs c’est ça, huit ans presque pile, peu après la mort de mon père. Depuis que j’ai quitté la police pour écrire des livres pour enfants. C’est le nœud du problème ça ; le fils prodigue, futur inspecteur principal, descendant de Monsieur le grand commissaire divisionnaire mon père, qui plaque tout dans un sourire plein de fraîcheur pour s’en aller raconté des gamineries digne du dernier des idiots du village ; dixit Maman, si si je vous jure.

Elle n’a plus voulu m’adresser la parole. Pas tant que je ferais honte à la mémoire de mon père. Et voilà comment huit ans ont passé, sans une parole échangée.

Le déshonneur ou la mort ; Maman aurait peut être dû mourir…

Vous pouvez me prendre pour un fils indigne, y’a pas de mal, je comprendrai, à entendre tout ça, je ferais de même. Enfin le truc, ce qui me rassure, c’est que je m’en balance tout à fait de ce que vous pouvez bien en penser, vous la connaissez pas, Mme ma mère, et puis c’est le début de l’histoire, attendez un peu pour voir.

Cela dit, je ne peux pas m’empêcher de me sentir coupable de ce long silence, de ces années qui ont filé sans l’avoir revue une seule fois. Je ne suis pas un monstre non plus ! Disons que les tort sont partagés ; disons surtout que ça oui, elle a toujours était très très douée pour entretenir ma culpabilité. Elle est maligne Maman, elle a su la nourrir de petits fagots assassins, comme un feu qu’on attise pour pas avoir froid, pour pas être seule malgré les méchancetés et le dédain, malgré la rage sourde qu’elle mettait parfois à se venger sur moi de cette vie et de ses rêves de jeunesse qu’elle avait laissés au placard en épousant mon père. Elle a toujours eu le sens de la formule qui à coup sûr faisait mouche, celle qui, même lorsque je la détestais de plus profond de mon être, me faisait revenir vers elle, penaud et désolé.

Bah, c’est ma mère après tout, ma petite Maman.

Que voulez vous, je ne suis pas aussi fort que je voudrais le faire croire.

 

Je me lève tant bien que mal de mon hamac, tout engourdi, ruisselant de sueur, et je vais allumer la radio. Je fais défiler les stations à la recherche d’un bulletin d’informations mais les publicités se disputent l’antenne avec des chansons pop insipides qui me font rire tout seul. J’ai l’impression que cette foutue chaleur dissous lentement mes neurones et me rend complètement débile. J’esquisse un pas vers le frigo mais je m’arrête en chemin, je le sais vide de tout rafraîchissement, et je me saisis du téléphone. Il est brûlant.

Je cherche le numéro de la Maison des géraniums fanés dans le bottin, mais la sueur me pique les yeux et m’empêche de lire correctement, si bien que je fais quatre fois un mauvais numéro. J’attends à chaque fois une éternité, j’ai l’impression de me fondre dans le combiné, mais ça ne décroche jamais ; la ville est plongée dans la torpeur, tout le monde cuit doucement dans des appartements exigus, personne n’ose le moindre geste de peur de se dissoudre dans l’air bouillant.

Le cinquième essai se révèle gagnant. Au bout d’une dizaine de sonneries une voix traînante m’annonce que je suis bien en correspondance avec la Maison des Fleurs.

S’ensuit une conversation proprement surréaliste avec une infirmière qui semble avoir avalé une boite entière de Tranxene, mais dont la voix trahi une peur indicible.

 

Je raccroche le combiné très lentement, tout englué de chaleur et de peur, je croise mon reflet dans le petit miroir en forme de soleil que m’a offert Chloé l’année dernière, je suis livide.

Mouroir ne convient même plus pour qualifier ce lieu : dans cette seule maison de retraite, ils ont déjà eu douze morts.

En deux jours.

Je vous évite le calcul, il fait trop chaud pour compter, ça fait six par jour.

Un toutes les quatre heures.

A ma question dont la réponse imprègne déjà tout mon être et qui était : « malgré les circonstances, n’est-ce pas franchement énorme ? » la standardiste à juste soufflé du bout des lèvres, un si plein d’effroi.

Ma mère, aux dernières nouvelles, serait tranquillement assise dans le hall à regarder passer les civières.

 

J’ai ouvert les portières en grand et j’essaie comme je peux de rafraîchir l’intérieur de ma voiture. J’agite désespérément un morceau de carton mais je m’essouffle en moins de deux. Et puis c’est peine perdue, l’air ambiant me parait presque aussi chaud que la fournaise qui ondule près du tableau de bord. Je me résigne à me liquéfier derrière le pare brise.

Je démarre, toutes vitres baissées, et j’accélère le plus rapidement possible pour avoir un peu de vent.

Je suffoque.

Les rues sont complètement vides, ni piétons, ni automobilistes ; je dois être le seul taré à avoir osé sortir de chez moi. En passant près d’un gros arbre piteusement desséché, j’envoie s’envoler quelques feuilles rouges et craquelées, tellement sèches qu’elles semblent prêtes à s’embraser à tout moment. Le ciel est d’un bleu désespérément pur et lumineux, électrique, et n’offre pas le moindre signe de rémission.

Parait que c’est partout pareil, sur toute la surface du globe… Une boule me remonte le long de la gorge et j’ai envie de chialer tout à coup ; je sais pas si c’est à cause de Maman que je vais revoir après huit longues années, d’elle et de tout le mal qu’on s’est fait mutuellement, ou bien si c’est parce que cette vague de chaleur est l’ultime preuve, si tristement accablante, d’un bouleversement climatique en marche, résultat de notre suffisance imbécile, à nous tous, humains méprisants.

On est presque en novembre bordel !

L’espace d’un instant, je me dis que c’est bien fait pour notre gueule et que si ça continue comme ça, on va tous cramer sur place, laissant le monde libre et serein, plein d’une tranquillité minérale.

Mais cette idée s’évapore très vite, parce que je vois Chloé qui sourit dans ma tête, amusée de mes idées pseudos nihilistes, et, je voudrais pas qu’elle meure Chloé, ça non…

 

Je n’ai rien mangé de la journée et je me sens vraiment faible. Ajoutez les quarante-quatre degrés annoncé par le mercure devenu fou et on peut comprendre que je ne sois pas bien sûr de ce que je suis en train de faire. En moins de deux, le doute m’envahit comme une armée de bestioles grimaçantes qui m’empêchent de me concentrer. Je me gare en catastrophe. Sans l’urgence dictée par la Faucheuse en bikini, je ne serais pas aller voir Maman. Je ne suis pas sûr d’être prêt à affronter son regard dur et déçu, plein de regrets, ni d’être capable d’encaisser ses paroles assassines.

Huit ans… Bordel, qu’est-ce que j’ai peur !

J’attrape mon GSM dans le vide poche et j’appelle Chloé. Je nage un peu pour m’expliquer, j’ai l’impression que mon cerveau baigne dans du sirop d’érable, chaud et visqueux. J’appréhende un peu ce qu’elle risque de me dire – on ne peut pas dire qu’elle soit très fan de Maman, bien au contraire – mais ses paroles me font l’effet d’une douche délicieusement glacée. Elle est brève et claire. Malgré tout ce qu’il a pu se passer, elle pense que je devrais y aller, profiter de l’urgence dictée par les conditions estivalo-hivernal pour renouer, ne serait-ce qu’un peu, un contact avec Maman.

Etre sûr de pouvoir lui sourire avant qu’elle ne s’en aille sans dire au revoir, sans en avoir eu la possibilité… C’est ta mère, malgré tout, me dit-elle. Tu regretteras toute ta vie de ne pas y avoir été si il devait lui arriver quelque chose. Et puis, ajoute-t-elle, ça lui fera plaisir.

Sur ce dernier point, je suis beaucoup moins optimiste que Chloé, mais bon, ce qu’elle m’a dit a le mérite d’effacer en grande partie mes doutes. Je raccroche avec un semblant de sourire, un peu plus décidé, et redémarre.

 

Je roule pendant une bonne demie sans croiser personne. Toute la ville est figée dans l’attente de la nuit, lorsque enfin le soleil nous laissera un peu respirer.

Un vent brûlant soulève de la poussière, des herbes sèches, toutes sortes de saletés, et les fait tourbillonner au milieu des grands carrefours vides.

La cité parait morte. Rien ne bouge.

Et puis tout à coup, une ambulance et un camion de pompier défraîchi déboulent sur l’avenue et me doublent en hurlant. J’accélère un peu pour rester derrière, pour avoir de la compagnie ; j’ai l’impression que le monde s’est arrêté de tourner, que c’est un prélude à la fin des temps.

Au passage du convoi tonitruant je vois un rideau s’agiter derrière une fenêtre, et ça me rassure un peu. Les gens sont simplement cloîtrés derrière leurs volets clos. Invisibles mais bien vivants.

 

L’ambiance change du tout au tout lorsque je me gare enfin devant la maison de retraite. Ici c’est l’effervescence. Une vingtaine de personnes s’agitent autour de l’entrée. Ça bourdonne dans tous les sens. Ceux en blancs demandent le calme, exhortent à un peu de patience, les autres ne sont que larmes et gémissements ; c’est triste.

Une voiture de polices est garée sur la pelouse jaune et brûlée, sous un grand saule pleureur qui fait la gueule. J’aperçois Carlo, un ancien collègue, qui s’éponge le front, et tire nerveusement sur une cigarette. Je n’ai vraiment pas envie d’aller le saluer mais je n’ai pas le choix, il bloque pratiquement l’entrée avec son énorme bedaine. Je me creuse un passage et l’aborde avec un sourire de circonstance, c'est-à-dire une sorte grimace ; je voudrais bien lui dire que ce n’est qu’un gros empaffé mais je n’en fais rien. J’ai passé l’âge.

Il me dévisage un instant, comme s’il ne me reconnaissait pas, et me tend avec une lenteur exaspérante sa petite main velue, toute dégoulinante de sueur. Et puis il tire longuement sur sa clope et tout en me soufflant sa fumée en pleine poire, il me demande ce que je fous là.

Brave Carlo, il a pas changé. On peut pas dire qu’on s’appréciait tellement lorsque j’étais encore de service. A vrai dire, je ne peux pas le sentir. Et réciproquement. Que voulez vous hein, c’est comme ça, y’a des gens qui ne peuvent tout simplement pas s’encadrer, c’est pas un drame. Disons que nos opinions et nos méthodes divergeaient en tous points.

 « C’est ma mère, je dis simplement, elle vit ici, avec les fleurs. »

Et je m’avance vers l’entrée.

-  Tu peux pas passer, lance-t-il, tout en bloquant la porte de son petit corps boursouflé.

- Oh… Tu rigoles ?

- Tu vois ces gens, là, dit-il en désignant d’un geste de la main le groupe en larme, eux aussi ils veulent voir leurs vieux… Qu’est-ce que tu crois qu’ils font dehors ? De la bronzette ?

- Allez quoi ! Carlo ?

- T’es débile ou quoi ? Faut vraiment que je t’explique ? Déjà, c’est pas l’heure des visites, s’énerve-t-il, et puis de toutes façon vu le bordel que c’est là dedans, personne ne rentre sauf le samu et les ambulanciers… Et les flics ajoute-t-il avec un petit sourire narquois.

Merde ! Déjà que voir Maman, ça me filerai presque la diarrhée, sans compter la chaleur suffocante qui me tape sur les nerfs, va pas falloir que cet espèce d’enfoiré me titille trop longtemps. Je respire un bon coup, lui pose la main sur l’épaule et avec un pauvre sourire que j’espère convaincant, je lui glisse calmement :

- Carlo… Allez, c’est ma mère, quoi… Tu peux bien faire…

 J’ai pas le temps de finir ma phrase qu’il balaie ma main de son épaule et me lance, du venin plein ses postillons :

- T’es pas ambulancier non ? Ni pompier ?

 Je secoue la tête d’un air désolé en marmonnant un « s’il te plait » qui me donne la nausée. Je le vois venir ce fumier.

Il plonge ses petits yeux jaunes dans les miens et lance pour m’achever, ce con :

- Et t’es pas flic, ça, pour sûr !

Mettons ça sur le compte de la chaleur, je ne réfléchis pas une seconde et lui en retourne une du revers de la main, en plein dans le pif, et puis je m’éloigne rapidement avant qu’il n’ait le temps de réagir. Je me mets à courir quand je l’entends hurler des insanités, et je reprends mon souffle derrière des bosquets sur le parking. Une infirmière vient rapidement lui dire de la boucler, et le réprimande avec sévérité pour son manque de respect et de savoir vivre. « Je ne suis quand même pas obligée de vous rappeler à vous, ce qu’il ce passe ici non ? ». Ça me fait marrer pendant un instant et puis je retombe en plein dedans : Maman est peut-être en train de se déshydrater vitesse grand V dans ce mouroir et y’a plus d’hésitations, je veux absolument la voir ; tout de suite, à tout prix.

J’ai du mal à réfléchir à un moyen d’entrer dans la maison de retraite. Je suis en nage, complètement trempé même. Et puis je m’en veux de m’être laissé avoir par cet abruti de Carlo, j’aurais jamais du le frapper, je suis bon pour les emmerdes et c’est plus la peine d’espérer qu’il me laisse passer.

Je respire profondément en ne gonflant que mon ventre, juste avec le diaphragme, le plus lentement possible, pour me calmer les nerfs et trouver une solution. Chloé m’a appris cette technique, je sais plus si c’est bouddhiste ou quoi mais ça marche à merveille. Elle en connaît un rayon dans ces domaines là ; Chloé est une merveille.

En quelques secondes mon esprit est parfaitement serein, mes pensées sont limpides, et je décide d’aller voir s’il n’y a pas une entrée de service derrière le bâtiment.

Bon, vous me direz que c’était pas la peine de se concentrer bien longtemps, ni de respirer comme un phoque asthmatique pour trouver une idée aussi incroyablement futée, mais faut croire que vous avez la clim par chez vous, parce que se concentrer par cette chaleur…

Et puis qu’un des rares types à qui vous vouait une réelle animosité ne vient pas de vous pousser à le frapper, qui plus est un policier dans l’exercice de ses fonctions, moi, me calmer j’en avais sacrément besoin.

Je fais donc le tour de la bâtisse et, comme de bien entendu, il y a une entrée à l’arrière, devant laquelle sont garées deux ambulances. Il n’y a personne alentour.

Qu’est-ce que c’est glauque cette Maison des fleurs ! Cette entrée, c’est la sortie en fait, la sortie définitive pour les joyeux lurons du troisième et dernier âge.

Cette grande porte aux vitres fumées, c’est la morgue…

Je me faufile entre les véhicules et fonce jusqu’à une plante grasse qui s’épanouit le long du mur et me dérobe aux regards. Y’a pas un bruit. Le moment me parait opportun et je commence à me rapprocher à petits pas de la porte lorsque j’entends dans mon dos une voix féroce : « on ne bouge plus ! »

Et merde !

Retournez vous lentement, ordonne la voix qui me parait plus familière qu’au premier abord. Je fais ce qu’on me dit, la voix se mue en ricanement et j’ai le plaisir de voir un grand échalas à la chevelure ardente, qui se met à pouffer de rire, plié en deux.

- Ah ah ah, on peut dire que je vous ai bien eu, hein, inspecteur ? me lance ce bon, cet adorable Victor.

- Très peu d’inspecteur, dis-je en souriant, maintenant tu peux me tutoyer et m’appeler Jérôme tu sais.

- Comme vous voulez inspecteur… Jérôme, sourit-il timidement, toujours agité par des petits soubresauts, vestiges de son fou rire.

- Comment vas-tu ? je lui demande.

- Pfff, chaud.

- Tu m’étonnes…

- Et vous, qu’est-ce que vous faites là ?

Je lui désigne la maison du coin de l’œil.

- Ma mère, elle vit là dedans.  

- Ah… Et vous v’nez la voir, c’est ça ?

- C’est ça, dis-je en soupirant.

- Vous avez pas vu le lieutenant Sebrosa ?

- Si. Si justement je l’ai vu.

Il me regarde avec une moue désolée.

- C’est pas le grand amour hein, toujours pas ?

- Moins que jamais mon ptit Victor.

- Faut dire… Bah… je veux pas paraître irrespectueux ni rien… hein. Mais bon…  il est pas toujours facile le lieutenant Sebrosa…

Je hoche la tête. Victor soupire :

- Et puis je crois pas qu’il m’aime beaucoup non plus.

- Tant mieux Victor, tant mieux… ça veut dire que t’es un chic type, pas le contraire t’en fais pas, je lui dis en tapotant gentiment l’épaule pour lui montrer combien je suis navré pour lui.

J’entrouvre la lourde porte, jette un œil à l’intérieur et lui demande :

- Vous êtes que tous les deux ici ?

- Ouais…

- Hum…

Il m’attrape l’épaule et un peu timide, me lance :

- Dites, rien à voir, mais, euh, j’ai vu un de vos livres… et euh… Bah dis donc c’est vachement chouette hein !

- Merci, dis-je tout penaud, c’est gentil…

- Ça, vous en avez du talent ! surenchère-t-il.

Alors que je marmonne des remerciements dans ma barbe naissante, trop ému pour parler à voix haute, Victor me pousse doucement vers la porte, en m’assurant qu’il va se débrouiller pour que Sebrosa ne sache rien de mon intrusion au pays des fleurs.

Il me lance un grand sourire complice et je pénètre dans la morgue.

Un long frisson me parcourt le bas du dos et remonte à toute allure jusqu’à ma nuque. Ma sueur devient glacée. Il doit bien faire vingt degrés de moins qu’à l’extérieur. Le doux ronronnement des appareils frigorifiques est apaisant et pour un peu je resterai bien un moment dans cette fraîcheur salvatrice ; mais Maman crève de chaud, pardonnez moi l’expression, quelque part à l’intérieur et puis, quand je pense au pourquoi du ronronnement, j’ai tout de suite moins envie de m’attarder dans cette pièce aseptisée, remplie de fantômes en devenir.

Je traverse la pièce et alors que je m’apprête à ouvrir la porte, j’entends des voix derrière, qui s’approchent. Merde, merde ! Je tourne en rond un instant, ne sachant pas trop quoi faire et puis j’inspire un bon coup et je me tiens bien droit face à la porte, et, lorsque j’entends les voix toutes proches, j’attrape la poignée et ouvre, comme si de rien n’était. Je tombe nez à nez avec deux infirmiers qui paraissent à bout de souffle. Anticipant leur surprise, je m’avance d’un air décidé et soulève un pan du drap blanc qui recouvre le brancard qu’ils poussaient.

« Encore un ?! je lance d’une voix claire et réellement convaincue.

- Bah… Ouais, répond d’air hébété, le plus grand des deux.

- Vous… vous êtes qui… exactement ? demande l’autre d’une voix un rien soupçonneuse.

- Ah, excusez moi. Inspecteur Sebrosa, je lance tout à trac en tendant une main, que je rengaine rapidement devant leur manque évident d’envie de la serrer.

Le grand fronce les sourcils :

- Attends, dit-il à l’autre, Sebrosa… C’est pas l’autre en haut ?

Son collègue opine du chef :

- Si… si t’as raison, le… le gros là ?

- Ouais.

Ils me dévisagent durement. Je suis un crétin. Pourquoi est-ce qu’il a fallut que je dise ça. Je tente le tout pour le tout : 

- Nous sommes cousins, dis-je sèchement.

Ils se regardent, un peu cons.

- Le gros, c’est mon cousin.

- Ah…, fait l’un, les yeux baissés.

- Euh… pardon, je voulais pas… enfin… le traité de gros, voyez… je…, s’empêtre l’autre.

Je savoure leur gène. Et puis je dis d’une voix de conspirateur :

- Bah… y’a pas de mal. C’est un gros con.

- Ah…

- Euh… Si… si vous le dites.

J’insiste :

- Non, vraiment, vous en faites pas, il est gros et con, c’est un gros con !

Ils opinent du chef, sans vraiment s’en rendre compte.

- D’ailleurs, il ne sait pas que je suis là, je dis. Je suis vite venu jeter un oeil parce qu’il n’est pas très consciencieux, voyez vous.

- Ça, je dois dire que je vous suis sur celle là, dit le grand d’une voix ragaillardie.

- Vraiment ?

Le petit tire un peu plus sur le drap, me désigne du menton le visage parcheminé du défunt. Ce dernier est figé dans une grimace qui me met mal à l’aise. On y lit un mélange de peur et de surprise. L’infirmier me glisse d’un air entendu :

- Je lui trouve un drôle d’air… Pas vous ?

Je hoche lentement la tête. L’autre ouvre deux tiroirs réfrigérés, soulève les draps, et me laisse, perplexe, devant les visages des pauvres vieux. Ils arborent la même expression de terreur.

- Pour des gens morts de déshydratation, ils ont vraiment une drôle d’expressions, non ?

- Ouais, vraiment, je dis doucement.

- Votre cousin, là, il n’a rien voulu entendre. Il nous a dit que ce sont des vieux et que sentant qu’ils partaient, c’était normal qu’ils aient peur… Alors moi je veux bien mais j’en vois pas mal des cadavres, et je peux vous dire que ceux là, ils sont pas nets !

Manquait plus que ça. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

- Et puis bon, enchaîne l’autre, sur vingt quatre pensionnaires, y’en a plus de la moitié qui sont partis à l’heure qu’il est, et presque tous avec cette drôle d’expression…

- Bah… C’est… C’est un peu normal non, je veux dire, avec cette chaleur, ça… ça arrive… Non ? je dis, plus pour essayer de me rassurer que par réelle conviction.

Le petit me regarde durement :

- Non, dit-il simplement.

- Pas comme ça, rajoute l’autre.

- Hum…

- Et puis y’a cette vieille là, assise dans le couloir la plupart du temps, qui nous regarde avec un grand sourire passer avec nos civières.

- Hein ?!

- Ouais, elle fout franchement les jetons. On croirait qu’elle est contente de voir tous les autres partir. Elle arrête pas de répéter que son fils ne va pas tarder à lui rendre visite. Elle m’a dit, texto : « aux vues des circonstances actuelles, il pourra pas y couper, on est comme qui dirait brouillés mais quand même je suis sa mère, il viendra, c’est sûr ».

Un tremblement remonte le long de mes jambes, fulgurant, et me cloue sur place. Une angoisse terrible, totale, s’insinue dans mon esprit sans que je ne puisse rien faire. Maman ?

J’ai la sensation d’être un bloc de glace qui fond lentement, sans fuite possible.

- Oh inspecteur ? Ça va ? me demande le petit, l’air vaguement inquiet, en me secouant le bras.

Je hoche plusieurs fois la tête, marmonne un oui à peine audible.

- Vous êtes tout blanc.

- Vous allez pas vous y mettre vous aussi non ?

- Qu…quoi ?

- Vous allez pas nous claquer entre les doigts, hein ? On a plus de place dans les frigos…

Je les regarde tour à tour, sans rien dire. Le sang reflux d’un seul coup dans mes membres transis et j’ai soudain l’envie furieuse de les frapper. Je serre mon poing à m’en faire mal et essaie de reprendre mes esprits en respirant le plus calmement possible.

L’air me parait glacial maintenant. Je ne suis plus sûr de savoir ce que je fais là.

J’esquisse un pas, reste immobile un instant, et puis sans me retourner, je quitte la pièce en claquant la porte derrière moi. J’ai le temps d’entendre un infirmier crier sur un ton d’excuses :

- Hé ! Inspecteur ? C’était pour blaguer, hein !

Je me retrouve dans un couloir sombre, aux murs décrépis. À mesure que j’avance la chaleur s’abat sur moi comme une couverture lourde et sale. Je me mets à suer à grosse goutte.

Ils feraient bien d’installer les vieux encore en vie à la morgue, ils y seraient mieux que dans cette étuve. Remarque, ce serait sûrement un peu glauque…

Encore une porte et me voilà dans un vaste corridor désert. Le sol est vert et des fleurs aux couleurs passées sont peintes sur les murs. On les dirait prêtes à faner. C’est d’un mauvais goût, je vous jure…

Le long des murs, régulièrement espacées, une dizaine de portes bariolées se font faces. Chacune porte un nom de fleur. Je vais vomir.

Je me fige en entendant des bruits de pas qui se rapprochent, loin derrière l’angle que fait le couloir à une trentaine de mètres d’où je suis.

Je ferais mieux de ne pas me faire voir. Pas temps que je n’aurais pas trouver Maman.

J’ouvre la première porte qui s’offre à moi, Magnolia, et pénètre dans une pièce vivement éclairée. C’est une petite chambre, quasiment dépourvue de mobilier, à part un lit d’hôpital, un fauteuil et une table en formica. Il y fait encore plus chaud que dans le couloir. Une odeur rance flotte dans la pièce. Par une large fenêtre, un flot de lumière vive et bouillante se déverse en plein sur le lit dans lequel est allongée une vieille femme, toute rouge, qui me regarde d’un air absent. Elle a les yeux un rien exorbités, les cheveux rares et en bataille. Tandis que dans le couloir les pas se rapprochent, la peur empoisonne peu à peu son visage. Je reste immobile, en attente, ne sachant trop quoi faire.

Et puis les pas semblent s’éloigner. Les traits de la vieille femme se relâchent. Elle me désigne les rideaux d’un mouvement insistant de la tête. Je vais à la fenêtre et les tire. Aussitôt j’entends un soupir de soulagement monter du lit. Un vague sourire se dessine sur le visage chiffonné. Je lui demande pourquoi les infirmières ont laissés les rideaux ouverts par une chaleur pareille mais elle a fermé les yeux et ne me répond pas. J’essaie à nouveau, sans succès. Tant pis. Je sors.

De retour dans le couloir, je sens la colère monter en moi. Ils sont stupides ici ou quoi ? Comment peut-on laisser les vieux en plein cagnard par cette foutue chaleur ? Ça me dépasse. S’ils voulaient les aider à se déshydrater encore plus vite que la normale, ils ne feraient pas mieux.

A cette pensée, je me fige.

Je repense à ce que m’ont dit les infirmiers, aux visages des hommes dans les frigos et à celui de la vieille dans la chambre inondée de soleil lorsqu’elle a entendu les pas se rapprocher.

Et alors, une horrible pensée envahit tout mon être.

Je ne sais pas si vous avez suivi, mais pour moi, maintenant, c’est clair, les rideaux ouverts, c’était pas de la négligence.

Ils ont forcé la main à la nature.

Ils ont profité de la canicule pour accélérer le processus.

Bordel de merde !

Ils sont en train de tuer les vieux À petit feu !

 

Je fonce directement vers l’entrée. En me voyant arriver, les infirmières m’interpellent :

- Hé ! Vous n’avez rien à faire ici !

- Comment êtes vous rentré ?

Je les fusille du regard et ne voyant ma mère nulle part dans le couloir, je hurle :

- Je veux voir ma mère !

- Vous…

- TOUT DE SUITE !

- Monsieur, je vais vous demander…

Je l’attrape par les épaules et la secoue de toutes mes forces, hors de moi :

- Où est-elle ? Qu’est-ce que vous avez fait ?! BORDEL QU’EST-CE QUI SE PASSE ICI ?!

L’autre reste tétanisée pendant un instant et puis elle se met à hurler de concert avec celle que je secoue comme un forcené :

- Arrêtez ! Mais vous êtes complètement fou, arrêtez bon dieu !

- Vous êtes malades, je susurre, comment… mais… MAIS POURQUOI AVEZ-VOUS FAIT ÇA ?! HEIN ?

Deux vieux sont sortis de leur chambre et nous regardent d’un œil amusé. Je lâche l’infirmière, ou plutôt je la pousse, je ne me contrôle plus. Maman devrait être dans le couloir, mais à part les vieux et les deux infirmières qui se ruent vers la sortie en appelant au secours, il n’y a personne. 

Je fonce vers les portes aux noms fleuris, les ouvre à la volée, une par une, elles sont toutes vides et sont plongées dans l’obscurité.

Et puis, alors que j’entends Carlo m’intimer l’ordre de ne pas bouger d’un poil, je tombe sur Maman dans une chambre qui ne doit pas être la sienne puisque qu’un petit vieux est allongé dans le lit, bafouillant des propos incompréhensibles. La peur déforme son visage, les rideaux ondulent encore, quelqu’un vient de les ouvrir. Je reste débout, interdit. Maman qui trifouillait les perfusions se retourne et me sourit de toutes ses dents, en murmurant : « enfin, te voilà… »

Elle ferme les rideaux, et, se penchant sur le lit, elle dit gaiement : « tu peux remercier mon fils Gaston, c’était moins une ». Elle s’approche de moi et me caresse la joue du revers de la main. Je suis tétanisé. Je ne suis pas sûr de bien comprendre. Je ne veux pas.

Carlo me chope par la nuque et me fait une clé de bras, je tombe à genoux, Maman me regarde avec un sourire de dément et des yeux dans lesquels étincelle un truc pas net. Un regard complètement halluciné.

« Tu t’inquiétais pour ta mère mon petit ?... J’en étais sûre, tous ces morts… c’est effrayant non ? ».

Ma vision s’assombrit, j’ai l’impression de tomber dans un puit sans fond. Un rond de lumière s’éloigne au dessus de moi et bientôt je me retrouve plongé dans les ténèbres.

Dans un noir total.

 

Je me réveille en sursaut.

Chloé me caresse les cheveux et me passe un gant de toilette humide sur le front. « De la fièvre pendant la pire canicule qu’on ai eu, me dit-elle d’un ton absent, on peut dire que t’es pas vernis ».

Je me redresse sur un coude, j’ai la tête qui tourne, et des frissons me parcourent le corps comme des décharges électriques. Je souris à Chloé comme je peux, la tête encore emplie de cet horrible cauchemar. J’ai l’impression de voir des fleurs fanées peintes sur les murs. Je ne sais pas bien où je suis. J’essaie de reprendre mes esprits.

Chloé me serre fort dans ses bras. Je la repousse doucement et me redresse un peu plus.

Je suis couché à même le sol. Il est vert.

Je sens une présence derrière moi et quand je tourne la tête je vois Carlo et Victor qui discutent vivement. Je les regarde fixement pendant une minute qui me parait durer une éternité, je ne suis pas sûr de comprendre.

Et puis Victor s’approche, s’accroupit à côté de moi et, les yeux baissés, il me dit que je pourrais voir ma mère demain matin à la première heure.

Je fronce les sourcils.

Sa voix est à peine audible quand il reprend :

« On… on vient juste de l’emmener au poste ».

La chaleur m’étouffe, je sombre à nouveau.

 

 

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Commentaires
S
c'est unetrès belle histoire à toi de la lire !!!
S
lis le c'est une très belle histoire
Si les feuilles meurent...
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