- ACCIDENT (S) -
Le bus
avait freiné trop tard.
Sur la
chaussée trempée, le reflet de ses phares semblait fou. Un crissement de pneu
déchira l’air pendant de longues secondes et puis il y eu un choc. Un choc
sourd. Et alors qu’on avait la sensation de toujours l’entendre, un petit corps
vola dans l’air, décrivant une courbe parfaite, et vint s’écraser sur une
voiture en stationnement, à vingt mètre du bus. Le pare brise éclata sous le
choc et des éclats lumineux s’envolèrent vers le ciel et se dispersèrent tout
autour du petit corps désarticulé. L’alarme de la voiture retentit à travers
la nuit.
L’enfant
glissa doucement du capot et se tassa sur les pavés humides. Un fin filet
rouge coulait de son visage.
Pierre
sortit de son bus en titubant, fit quelque pas en avant, le visage livide, décomposé.
Il prit appui sur le toit d’une voiture, leva la tête vers le ciel noir, semblant
chercher quelque chose. Prit de tremblements convulsifs, il esquissa un pas
vers le corps et s’écroula sur le sol. Son hurlement rugit à travers sa gorge
serrée et s’éleva dans l’air poisseux.
L’enfant
était mort.
*
Il
arriva, cinq minutes plus tard, deux voitures de police et une ambulance, toutes
sirènes hurlantes.
Le bus
lui, n’était plus là.
Les
flics, médusés, écoutaient quelques témoins expliquer comment le chauffeur,
après avoir poussé un hurlement atroce, était remonté dans son véhicule,
comment il avait empêché la dizaine de passagers de descendre, les menaçant selon
certains d’un couteau, selon d’autres d’une batte de base ball. Et il était
partit. Tout simplement.
Les
témoignages étaient difficiles à authentifier aux vues du lieu de l’accident.
Il y avait, dans un périmètre de moins de cent mètres, quatre rades qui
dégorgeaient chaque soir à cette heure-ci de poivrots de la pire espèce.
L’enfant,
qui ne devait pas avoir plus sept ans, était encerclé par une masse compacte dans
laquelle la police avait des difficultés à se frayer un passage. Les charognards
avaient bondis, attirés par l’odeur du sang et du tragique, et observaient en
chuchotant l’ange foudroyé. Celui-ci avait terminé sa chute dans une position
grotesque et macabre, presque assit, une jambe à l’envers, plongé dans une
flaque carmin, et avec une matière noirâtre, visqueuse, suintant de ses beaux
cheveux blonds.
Il
avait presque l’air vivant.
C’était
horrible.
Lorsque
le corps, rappelé par la gravité finit par s’effondrer dans un léger froissement
de vêtements, un vague bruit spongieux et quelques craquements à peines audibles,
on entendit la populace retenir son souffle et certains s’écartèrent. C’était
trop.
Bientôt
les policiers eurent raison des voyeurs et un semblant de périmètre de
sécurité fut établit. Un jeune flic, les yeux humides et cernés, les traits déformés
par l’horreur, ne pu se contenir d’envoyer son poing meurtrir la chair d’un des
vautours qui refusait obstinément de s’écarter et mentait grossièrement en
prétendant connaître l’enfant. L’altercation fut vite maîtrisée et on emmena
le petit corps brisé, protégé des regards anthropophages et hallucinés par un
linceul blanc qui ne tarda pas à virer au rouge.
Le
brancard fut placé dans la l’ambulance et les infirmiers suivirent, le visage pâle
et l’œil éteint. Les gyrophares balayaient l’espace et peignaient les murs à
intervalles réguliers, de bleu et rouge.
Quelqu’un,
quelque part, pleurait.
L’ambulance
se mit en marche dans un sursaut et aussitôt tout le monde se dispersât. Les
cannibales étaient repus, et retournaient noyer leurs misères dans un verre de
rouge.
Le
spectacle était fini.
*
Au
comptoir du Bistrot du Coin, les avis convergeaient tous en une seule voix unanime
et furibonde : il fallait que le salaud paye ! Le patron,
exceptionnellement, lança une happy-hour afin que les poivrots puissent facilement
se remettre de l’évènement.
On
chercha avidement des informations sur l’accident mais malgré les
quatre-vingt-quinze chaînes disponibles dans le bar, rien, aucun journal,
aucune dépêche n’y faisait allusion.
C’était
trop tôt.
Déçus,
les clients ne se laissèrent pas abattre pour autant et entreprirent de raconter
pour la dixième fois ce qu’ils avaient vu, chacun essayant de sublimer
son récit, y ajoutant moult détails inventés ; du plus mauvais goût.
S’il
eût été à ce moment là, quelqu’un de censé dans le bar, il aurait certainement
mis le feu au bâtiment, après avoir piégé tout le monde à l’intérieur.
*
Pierre
suait à grosse goutte. Son bus dévorait la route et il n’avait pas l’impression
d’y être pour quoi que ce soit. Son cerveau carburait encore plus vite, sans
pour autant se fixer sur une idée précise ; il voyait parfois un visage
adorable, orné de cheveux blond poisseux de sang qui le regardait droit dans
les yeux, parfois les contours indistinct d’une femme en pleine crise de nerf,
sans savoir s’il s’agissait de la mère du petit ou de sa propre femme qui
s’apprêtait à sauter par la fenêtre.
Il
savait qu’il fallait faire demi tour, mettre fin à cette mascarade, se montrer
responsable de ses actes, mais enfin MERDE ! il roulait normalement lorsque
l’enfant avait surgit d’une ruelle, invisible. Il n’avait compris ce qu’il se
passait que lorsqu’il avait vu l’éclat des cheveux blond dans les phares, le
pied déjà en train d’écrabouiller la pédale de frein, tout en essayant de ne
pas envoyer le bus dans le décor. Il avait su, et avait vu exactement ce qui s’était
produit, comme au ralenti, il avait sentit le corps rebondir sur la
carrosserie, il avait vu s’envoler l’enfant et savait à ce moment que la mort
était venu poindre sa sale gueule dans son monde.
D’énormes
larmes lui roulaient sur les joues sans même qu’il ne s’en aperçoive et le bus
continuait à avaler l’asphalte comme un dément.
À
l’arrière les gens commençaient à chuchoter entre eux.
*
En
sortant du Bistrot, ils s’étaient rapidement répartis dans les véhicules. Ils
avaient quatre voitures et une fourgonnette. Ils étaient excités comme des
puces, les yeux fous et brillants, la langue pendante et le goût du sang plein
la bouche. Ils se sentaient bien, pleins d’une fierté mensongère, convaincus
d’être les messagers de la loi, ceux par lesquels la justice serait faite. L’envie
de faire du mal, de voir couler le sang était là, et l’excuse ne pouvait être
meilleure. Ils s’étaient armés comme ils avaient pu et agitaient en l’air
leurs matraques de fortune, en poussant des cris rauques et étonnamment aigus.
Comme pour un rodéo.
Ce
n’était pas par volonté de justice qu’ils se mettaient en route, c’était leurs
misères quotidiennes qui leur creusait de grands trous dans la tête et qu’ils
remplissaient avec toutes les merdes qu’ils voyaient et toutes les bouteilles
qui passaient à leur portée, c’était leurs saloperies de vies qui rendaient à
chacun leurs instincts les plus dégueulasses.
Et
cette quinzaine de types, ivres morts, savaient se mentir mieux que personne
et ils partirent en hurlant, convaincus du bien fondé de leur chasse à
l’homme.
*
Ça
faisait presque une demie heure qu’ils s’étaient lancés à sa poursuite et ils ne
savaient toujours pas où était ce foutu bus. L’inspecteur Bourgon regardait par
la fenêtre, la tête encore pleine de cheveux blonds sanguinolents. Il ne portait
aucun jugement moral sur le chauffeur de bus, il ne savait pas qui il était ni l’état
dans lequel il était au moment de l’accident ; tout ce qu’il savait c’est
que c’était horrible, simplement abominable ; l’enfant avait une mère et
celle-ci n’allait pas tarder à voir le corps de son fils, ça lui envoyait des
coups dans les tempes et il n’arrivait pas à se concentrer, il devait ramener
ce type devant un tribunal, c’était la seule certitude qu’il avait.
Il
pensa à sa femme qui voulait désespérément un gamin. Si elle savait…
Lui,
franchement, ne savait plus.
*
Franck
bouillonnait d’impatience. C’était son heure. Il allait pouvoir goûter à la
gloire. Ou tout du moins à un semblant de reconnaissance et un article élogieux
dans les faits divers des journaux locaux. Ce fils de pute de chauffeur complètement
barge, il allait te le casser en deux, il allait sauver tous ces gens qui
tremblaient de peur au fond du véhicule et livrer le criminel aux autorités
compétentes. Il lui suffisait de saisir sa chance, de profiter d’un moment
opportun pour se rapprocher sans que l’autre ne le voie, et puis quand il
serait suffisamment proche, il lui sauterai dessus par surprise et lui ferait
une clé de bras, et vite vite il attraperait le volant et écraserait le frein. C’était
la seule partie de son plan qui lui paraissait hasardeuse, mais enfin, il se
débrouillerait. Il n’avait pas peur, pas vraiment, mais il ressentait une certaine
angoisse, une urgence, il fallait qu’il passe rapidement à l’action parce qu’il
y avait ce type au fond du bus qui avait l’air de penser exactement comme lui,
mais pas de bol mon gros, pensa t-il, c’est mon morceau de bravoure, c’est mon
moment, alors garde toi bien de venir faire ton héros, JE vais être dans le journal !
Et
l’autre au fond, Didier, pensait effectivement exactement à la même chose en
se mordillant les lèvres.
*
Les
sirènes de polices déchiraient la nuit ça et là, la campagne était pleine
d’ombres mouvantes, d’éclats de phares, de hurlements et de policiers fatigués.
Ils avaient dressé des barrages sur les quatre carrefours principaux, ils
allaient le serrer ce fils de pute, ils allaient l’arranger façon frustrés.
*
Pierre
vit un éclat lumineux dans son rétroviseur et retint sa respiration. Il appuya
encore un peu plus sur l’accélérateur et le bus fit un bond en avant, la petite
route descendait et il prit rapidement de la vitesse, devant lui ses phares
peinaient à trouer l’obscurité et l’air glacé qui rentrait par les fenêtres
ouvertes faisait un bordel pas croyable, un rugissement de l’enfer à quatre
degrés. Quand il jeta un nouveau coup d’œil dans son rétro, il vit encore
l’éclat lumineux loin derrière, mais pas de gyrophare. Ça n’était sûrement
rien. Il souffla un peu et ménagea son bus lorsque la route se mit à remonter
d’un seul coup. Et puis, sortis de nul part, les phares vinrent frapper à
nouveau sur sa rétine, étrangement proches et menaçants, ils arrivaient à toute vitesse dans la côte et bientôt il
s’aperçut qu’il y avaient au moins trois ou quatre véhicules collés les uns aux
autres, pas de gyrophare certes, mais un convois qui se rapprochait inexorablement.
Il devina immédiatement qu’ils étaient là pour lui, il connaissait la région et
ses pauvres bougres imbibés de douleur et de mauvais alcool, et, s’il ne
s’étonna pas une seconde de voir ce convoi d’ivrognes lancé à sa poursuite, il
senti la trouille lui remonter le long du dos et ses jambes se mirent à
s’agiter toutes seules, si bien qu’il avait du mal à garder son pied sur
l’accélérateur.
Et
puis, à travers le boucan que faisait l’air en s’engouffrant dans le bus, il entendit
très nettement les premiers hurlements, une meute de bêtes féroces dégénérées
attirées par le sang, jouasses et horribles à l’idée d’un lynchage au clair de
lune. Merde. Il préférait encore les flics. Une bonne truffée de plomb avant de
s’endormir.
Il
appuya tant qu’il pu sur l’accélérateur et essaya de réfléchir à la situation,
sans succès. Sa tête allait éclater, il commençait à en être persuadé, ou bien
sous les coup de manches de pioche des charognards qui lui collaient au train,
ou des matraques des flics, ou simplement à force de carburer aussi vite.
Il ne
savait pas quoi faire sinon s’accrocher au volant, essayer comme il pouvait de
réfréner les tremblements qui agitaient son corps, regarder droit devant et rouler
le plus vite possible, jusqu’à ce que quelque chose se passe.
*
À
l’arrière du bus, les passagers aussi avaient aperçus le convoi et en parlaient
en chuchotant, de peur d’attirer l’attention du chauffeur. Franck commençait à réaliser
que sa chance allait lui passer sous le nez. C’était le moment d’agir. Tous les
passagers s’étaient retournés et regardaient par la vitre arrière,
s’interrogeant sur l’identité du convoi. Certains émettaient l’hypothèse de
complices du chauffeur venus lui prêter main fortes. D’autres secouaient la
tête, atterrés par de telles divagations, mais non c’était des flics en civil
voilà tout, finalement personne n’était rassuré et tout le monde avait raison.
Franck ne bougeait pas.
Les
cris que poussèrent les poursuivants en arrivant à portée du bus mirent tout le
monde d’accord, ce n’étaient pas des flics. Franck roula des yeux en croyant reconnaître
le conducteur de la camionnette qui se rapprochait rapidement. C’était un de
ces piliers de comptoir du Bistrot du Coin avec qui il se mettait une cuite de
temps en temps en rentrant de l’usine. Il se mit à respirer plus fort, décidemment
ça n’allait pas être facile, tout le monde semblait vouloir arrêter ce foutu
bus et bordel de merde, c’était pas ce qu’il avait imaginé, les passagers eux
même ne tenaient pas en place, il fallait qu’il passe à l’action.
Il se
leva.
Il se
mit à avancer à moitié accroupi, très lentement, essayant d’échapper aux yeux
fous qui apparaissaient dans le rétroviseur de temps en temps. Il était encore
à une bonne dizaine de mètres du chauffeur quand il sentit une main l’attraper
par l’épaule et le tirer en arrière. Il tomba sur le dos et se retrouva nez à
nez avec le grand type à lunettes qui se mordillait les doigts tout à l’heure, au
fond du bus. Didier. Il tenta de se redresser mais l’autre le tenait plaqué au
sol en appuyant de toutes ses forces sur ses épaules. Il lui lança un regard
assassin, dans sa tête ça hurlait, bordel de merde, qu’est-ce qu’il faisait là
cet abruti, il allait tout lui faire foiré, il FALLAIT qu’il soit le héro de cette
histoire. Il en avait besoin, ce n’était pas seulement son ego, c’était
les jurés qui l’attendaient la semaine prochaine au palais de justice, c’était
eux qui devaient voir en lui un homme admirable, un courageux héro et non pas
un soit disant ivrogne qui battait sa femme.
MERDE !
susurra-t-il entre ses dents serrés. L’autre lui plaqua une main sur la bouche
et lui fit signe de la fermer.
*
Ils
allaient se le faire. Ils allaient se payer ce chauffard. La camionnette
ouvrait la voie et grappillait tranquillement les derniers mètres qui les
séparaient du bus. À l’intérieur c’était la fête, encore mieux que cette fois
où ils étaient partis tous ensemble titiller les hippys qui s’étaient installés
dans une ferme abandonnée, près du terrain du Georges, et qui passaient leur
journées à jouer du tam-tam et à fumer
de la marijuana.
La bouteille
de schnaps passait de main en main, ils se donnaient de grandes claques sur les
cuisses et tapaient en cadence leurs gourdins sur le toit du véhicule. Un long
frisson leur parcourait les bras, ils hochaient la tête en marmonnant, parfois
y’en avait un ou deux qui hurlait comme des loups et tout le monde rigolait.
Ils piaffaient d’impatience, ils avaient retrouvé le bus avant les flics, dans
la région c’était comme ça que ça marchait. Ils allaient éclater le crâne de ce
chauffeur de bus, ils se sentaient vivants ; ils étaient heureux.
*
Au
barrage Nord c’était l‘effervescence, on avait repéré le bus sur une petite
route de campagne qui fonçait droit par ici, y’avait pas d’autres chemin, la
poursuite allait bientôt prendre fin, ils allaient attraper ce malade.
Tous
les flics vérifiaient leur arme, faisaient cliqueter des machins et enfonçaient
des bidules, des sourires apparaissaient sur les visages, c’était de la belle
mécanique qu’ils avaient en main ; si la situation le permettait ils
allaient pouvoir tirer, c’était pas tous les jours, et puis pas avec n’importe
quoi, certains en avaient même rêvé, ils tenaient entre leurs mains ces énormes
fusils à pompe et ces mitraillettes dont ils ne pouvaient que trop rarement se
servir !
L’excitation
montait de plus en plus. Rares étaient ceux qui voyaient en tout ça un énorme
merdier ; seuls quelques gradés et quelques bleus appréhendaient la situation
et frémissaient d’angoisse en voyant dans les yeux de leurs collègues, un truc
pas net du tout. Ils se contentaient de baisser suffisamment la tête pour que
leur visière dérobe la scène à leurs regards.
Chacun
se mit en position derrière les voitures et dans les buissons environnants. Le
rond point était couvert de tous les côtés, il n’y avait aucune échappatoire.
Ils se jetaient des petits coups d’œil souriant en guettant la route toute
noire qui surgissait des ténèbres juste devant eux. Bientôt le bus allait
arriver par là, ils n’en pouvaient déjà plus d’attendre.
*
Pierre
entendit du bruit à l’arrière. En lorgnant dans le rétro il finit par découvrir
deux paires de jambes à une dizaines de mètres de là, qui trahissaient leurs
propriétaires grossièrement cachés derrière les fauteuils. Il hésita une
seconde et finalement se mit à gueuler : Je vous ai vu ! Faites pas
de conneries ok ?! Je… J’en ai rien à foutre moi ! Faites rien sinon
ou je nous envoie tous dans le décor ! Compris ? Je… Hé !
Les
jambes restaient immobiles.
*
Allez !
Yahh ! Vas-y George ! Envoie la gomme !
Et
George envoyait. Il allait la dissoudre sa camionnette, il ne se rappelait pas
d’avoir jamais été aussi vite. Il remontait tranquillement sur le flanc gauche
du bus, il apercevait le chauffeur qui se retournait de temps en temps. L’air
vif les frappait de plein fouet et aiguisait leur sens meurtris par l’alcool.
George se mit à klaxonner comme un damné et lorsqu’il croisa le regard
terrorisé du chauffeur, il sourit de toutes ses dents, en prenant l’air le plus
abominable possible. Le bus fit une embardée sur la droite et revint sur la
camionnette dans un crissement à vous déchirer les tympans. L’espace d’un
instant tout le monde se tu et George faillit perdre le contrôle de son
véhicule, le choc avait été d’une violence inouïe. Il rétrograda en catastrophe
et perdit quelques dizaines de mètres, bordel de merde, ça n’allait pas se
passer comme ça, il se percha sur l’accélérateur et hurla à plein poumons.
*
Franck
se redressa en premier. Ils avaient fini par se mettre d’accord. Didier serait
lui aussi dans le journal mais l’initiative reviendrait à Franck. Il n’était
pas mécontent de cet arrangement, il aurait tous les mérites et l’aide de cet énergumène
ne serait pas inutile, loin de là. Et puis il n’avait pas pu faire autrement.
Il passa dans la rangée opposée et s’accroupit. Didier se leva et avança droit
vers le chauffeur qui ne tarda pas à se retourner, le visage livide et fatigué,
et regardant à nouveau la route se mit à gueuler : Oh ! Reste assis
toi ! Je t’ai prévenu !
Et il
accompagna sa menace d’une ruade sur la droite qui l’obligea à se concentrer
sur sa conduite. Franck en profita pour venir se cacher juste derrière le siège
du chauffeur et Didier fit semblant de tomber et roula en avant. Lorsqu’il leva
la tête, il vit Franck juste devant lui qui lui fit un signe de la main. Le
chauffeur se retourna et constatant la chute de Didier, lui montra d’une main
l’arrière du bus et lança d’une voix forte : Bon, tu vois ! Retourne
à l’arrière maintenant !
Didier
ne bougea pas.
Bordel
tu vas retourner à l’arrière, oui ! Allez !
Didier
resta immobile.
C’était
parfait, Franck était dans un angle mort, le chauffeur ne pouvait le voir, il
ne lui restait plus qu’à bondir et étrangler ce fils de pute tandis que Didier
écraserait la pédale de frein.
Il
respira un bon coup et se prépara à passer à l’action.
*
Le
barrage s’étendait sur tout le carrefour, seul îlot de lumière dans la nuit
noire. L’inspecteur Bourdon avait donné les consignes et tout était en place. Il
marchait de long en large en fumant une cigarette. Il faisait froid et l’air
était humide, il pensait à la chaleur de son lit, à sa femme, il essayait de n’avoir
en tête que des choses agréables et qui n’avaient rien à voir avec la situation.
Malgré
cela, l’inspecteur n’était vraiment pas tranquille, il ne pouvait s’empêcher
d’avoir un mauvais pressentiment. Entre ce chauffeur de bus qui semblait avoir
perdu les pédales et qui risquait fort de foncer tout droit dans le tas, ces
flics surexcités et impatients de tirer avec leur gros pétoires ou d’attendrir
les chairs avec leurs matraques, et puis ce convois de traînes-misères dont on
lui avait rapporté qu’il suivait le bus de très près, les possibilités de
débordements étaient multiples, les risques nombreux, les hypothétiques
conséquences terrifiantes. Il secoua la tête pour essayer de chasser les idées
noires qui s’infiltraient dans son esprit à mesure que l’attente grandissait. Il
allait devoir être attentif et intransigeant. Il appela un des officiers en qui
il avait toute confiance, donna les dernières instructions, demanda si on avait
fini par savoir le nombre exact de passagers qui étaient retenus dans le bus et
serra les dents lorsqu’il reçut un hochement d’épaules désolé pour seule
réponse.
Il se
figea quand il entendit les klaxons hurler dans l’obscurité.
Le bus
arrivait.
*
Pierre s’efforçait
de regarder droit devant, de ne pas céder à la panique que lui inspirait ses
poursuivants.
Il n’y
arrivait pas.
La
route s’était élargie et une des voitures le doublait par la droite tandis que
la camionnette le serrait à gauche. Dans les deux véhicules des hommes hirsutes
aux yeux fous hurlaient comme des sauvages en agitant toutes sortes d’objets
contondants.
L’espace
d’un instant, il fut presque tenté de lâcher le volant et de voir ce qu’il
adviendrait. Il avait le sentiment que plus rien ne pouvait réellement
lui arriver désormais.
Et alors
même qu’il se laissait aller, la brume qui obscurcissait son esprit se dissipa
lentement, s’effilocha jusqu’à ce qu’il puisse enfin appréhender pleinement,
rationnellement la situation ; tout ça avait était beaucoup trop loin. Il avait
les vies d’une dizaine de personne entre les mains, celle de l’enfant était
déjà impossible à supporter, ça lui creusait un grand trou dans la tête et des
fils barbelés lui lacéraient la gorge, il fallait qu’il s’arrête et laisse
descendre les passagers avant qu’un de ces abrutis qui lui donnaient la chasse
ne l’envoie dans le décor ; il fallait que tout ça prenne fin.
Il
allait se rendre.
Tout à
coup une fenêtre éclata juste derrière lui et quelqu’un laissa échapper un cri.
Il fit un écart, manqua de perdre le contrôle de son bus et se mit à
hurler : MERDE, MERDE, MERDE ! Il se pencha autant qu’il pu sur son volant,
croyant qu’on lui tirait dessus, mais à la réflexion il n’avait pas entendu de
détonation, c’était autre chose. Il se redressa le plus lentement possible et
jeta un coup d’œil à sa gauche, vit une grosse pierre lui arriver droit dessus
et eu à peine le temps de se baisser que sa fenêtre se répandit sur lui. La
pierre rebondit contre son appui tête et vint se loger près de ses pieds. Il
serra les dents. Putain ces tarés allaient tous les tuer ! Si la pierre
l’avait touché, bordel, quelle bande de malades ! Il ne pouvait pas
s’arrêter tant que ces types lui collaient au train.
Sans
trop y croire il se pencha à sa vitre et hurla : je vais me rendre
putain ! Arrêtez vos conneries !
Pour
toute réponse, la camionnette se colla contre le bus, juste à sa hauteur et un
type blanc comme un mort lui hurla toute une volée de menaces et d’injures en
essayant de lui donner des coups avec une batte de base ball.
Il
donna un grand coup de volant qui envoya la camionnette tâter du bas-côté et un
crissement de pneu fendit l’air.
Il jeta
un œil plein d’espoir dans son rétro mais déjà les phares de la camionnette
remontaient son sillage, bien en place sur la route, et les hurlements
reprirent, plus décidés que jamais.
Loin
devant lui la nuit était baignée d’étranges lueurs qui semblaient émaner des
nuages eux-mêmes et révélaient la topographie de la route. Il y avait un virage
très serré à cent mètres environ. C’était sa chance. En le négociant bien il
pourrait envoyer un de ses poursuivants dans le décor et obliger les autres à
sérieusement ralentir.
Il accéléra
tant qu’il pu.
*
Franck
s’était tassé sur lui-même quand la première fenêtre avait éclaté. Il ne voyait
plus Didier et n’osait pas bouger. Il se répétait inlassablement des encouragements,
mais rien à faire, il restait cloué sur place.
Pourtant,
il FALLAIT qu’il agisse.
Le bus
freina brusquement. Il se cogna la tête contre l’armature métallique d’un
siège. Un énorme choc ébranla le flanc du véhicule et il entendit un fracas de
tôle froissée sur sa gauche tandis qu’une odeur de caoutchouc brûlé emplissait
l’air. Le chauffeur éclata d’un rire mauvais et les pneus hurlèrent quand le
bus sortit du virage.
Et soudainement,
comme pour encourager Franck, semblant sortir de nulle part, une forte lumière
blanche parsemée de traînées rouges et bleues éclata à l’avant du bus. C’était
le moment. Il se releva et fut aveuglé par la lumière mais il réussit à coincer
son bras sous le cou du chauffeur et hurla : Didier ! Didier !
Je l’ai ! Magnes ! Didier ! en jetant des coups d’œil nerveux
derrière lui. Le chauffeur se débattait et sa main battait frénétiquement
l’air. Franck serrait le plus fort possible. Ses yeux commençaient à se
remettre doucement et il cru distinguer des phares droit devant eux.
DIDIER !
*
Didier
ne bougeait pas. Il était toujours couché dans l’allée, immobile, le souffle
court. Autour de sa tête s’épanouissait une corolle foncée. Il ne pouvait pas
bouger et la seule chose qu’il voyait était cette grosse pierre ensanglantée
qui l’avait frappé derrière la nuque un peu plus tôt. La moquette était gorgée
de sang. Il ferma les yeux. Il était salement sonné. Il ne savait pas si il
était en train de s’évanouir à nouveau ou de mourir tout à fait. Il sourit.
*
Pierre
étouffait. Il se débattait tant qu’il pouvait mais l’autre resserrait sa prise
de plus en plus, il avait des éclairs qui éclataient dans les yeux, il n’y voyait
plus rien, les deux voitures restantes tamponnaient son bus, et il n’avait conscience
que de son pied qui écrasait l’accélérateur. Et puis tout à coup l’autre le
lâcha en hurlant : FREINE ! FREINE NOM DE DIEU ! Pierre ouvrit
grands les yeux et compris subitement d’où provenait toute cette lumière qui
l’avait aveuglé à la sortie du virage. Y’avait là un barrage de flic, dressé à
quelques dizaines de mètres seulement, son bus était lancé à toute blinde, et,
lorsqu’il essaya de freiner, quelque chose bloquait, ça ne marchait pas.
Une
grosse pierre était coincée sous la pédale.
C’est
au moment où il se pencha pour la dégager que claqua le premier coup de feu.
*
Lorsqu’il
fut évident que le bus et les deux voitures qui l’encadraient ne freineraient
pas, la jeune recrue Villot paniqua complètement et se mit à ouvrir le feu.
Aussitôt, la plupart des autres flics firent fi des consignes élémentaires en
cas de présence de civils. Ils se mirent eux aussi à arroser le convoi tandis
que l’inspecteur s’époumonait à leur gueuler de se sauver au plus vite.
Personne ne l’entendit hurler le cesser le feu. Ils étaient bien trop pris par
ce qu’ils faisaient. En quelques seconde les trois véhicules furent troués de
toute parts, les pares brises éclatèrent et une des voiture sorti subitement de
la route et vint s’encastrer dans un énorme chêne.
*
Dans le
bus c’était le chaos, des morceaux de débris volaient partout, des trous
apparaissaient régulièrement dans la carrosserie, les appuis-tête éclataient en
morceaux, et tout au fond, les passagers, couchés par terre, hurlaient à se
rendre dingue.
Franck s’était
laissé tomber sur un siège et regardait avec distance son ventre charrier un
flot continu de sang. Il comptait trois trous, tous dans l’estomac. Curieusement
il n’avait pas vraiment mal, ce n’était pas ça, il avait froid surtout. Il était
immobile, une main posée sur son ventre, et regardait les voitures de flics se
rapprocher à une vitesse grandissante.
*
George
avait prit une balle en pleine tête et sa camionnette fonça droit sur le
barrage.
Au même
moment, Pierre donna un grand coup de volant et son bus se coucha dans un grincement
sinistre avant de s’abattre lui aussi sur les forces de l’ordre ; et bientôt
la scène ne fut plus qu’un enchevêtrement de métal tordu et de corps brisés, de
flammes et de râles, de fumée, de mort.
*
Quand
l’inspecteur se releva, il ne comprit pas tout de suite ce qu’il venait de se
produire. Ça avait été si vite.
Tout
autour de lui des gens hurlaient, des flammes dansaient et une fumée noire et
piquante tournoyait et dérobait à son regard, la vue du carnage.
En face
de lui, Pierre gisait dans une flaque de sang et essayait de se relever.
L’inspecteur lui tendit la main, l’arracha au bitume, et l’aida à sortir de la
fournaise.
*
L’aube
était baignée d’une lueur surnaturelle, comme si un deuxième soleil éclatait
sur le carrefour à mesure que l’incendie amplifiait et que les cris s’étouffaient.
Les
survivants se comptaient sur les doigts d’une main.
*
Dans la
morgue, le drap qui couvrait l’enfant glissa par terre sans un bruit. La pièce
était figée dans un silence à peine troublé par le ronronnement des appareils
frigorifique. Tout était blanc et métallique, froid, mort.
Un
spasme agita la jambe de l’enfant, ses paupières frémirent, son petit bedon se gonfla
et ses yeux s’ouvrirent très grands. Il se
redressa, s’assit, les jambes tendues, la tête toute dégoulinante de sang et
porta la main à son crâne. Il se gratta la tête un moment avec une drôle de
grimace et passa longtemps à observer ses doigts couverts de sang. Il trembla
lorsqu’il posa ses pieds sur le carrelage glacial et ramassa le drap pour se
couvrir.
Il
marcha droit vers la porte du dépôt, l’ouvrit en grand et s’enfonça dans un
couloir obscur, éclairé par intermittence par un néon crasseux. On pouvait
entendre le grésillement d’une radio derrière une des portes qui se présentait
à lui. Il la poussa suffisamment pour entendre distinctement le bulletin
d’information qui relatait l’énorme carambolage qui venait d’avoir lieu à
quelques kilomètres de la ville, et sur son doux visage enfantin apparût un
sourire timide qui s’épanouit lentement, jusqu’à laisser l’éclat de ses dents
trouer l’obscurité.
Il
resta immobile un instant, l’air satisfait et son sourire devenu immense lui tordait
le visage.
Il
revint dans le dépôt, s’approcha du mur,
et écrivit du bout de ses doigts ensanglantés, d’un beau rouge carmin, éclatant
à l’œil de tous, une phrase plus longue qu’aucun enfant de son âge n’ai jamais
écrite.
Et puis
il sortit de la morgue comme si de rien n’était, recouvert de son seul drap, et
disparut au coin de la rue.
Dans le
ciel, le vent finissait de balayer l’épaisse colonne de fumée noire qui
tournoyait à quelques centaines de mètres, et masquait le soleil naissant.
*
Lorsque
le médecin légiste réussit enfin à joindre l’inspecteur Bourdon, il eut du mal à lui expliquer
la situation et fut bien incapable de lui lire le message qui crevait le mur
blanc de sa morgue, d’un rouge impitoyable, et qu’il ne cessait de lire et relire :
Vous croirez toujours à un hasard dégueulasse, un coup du sort funeste, un accident malheureux, un fait divers macabre ; vous saurez toujours mettre des mots bien à vous pour tenter d’expliquer, d’amoindrir, de lier, d’excuser, ces accidents, catastrophes et phénomènes ; mais rendez vous à l’évidence, il est en cet endroit qu’on nomme le monde, des forces plus grandes et mystérieuses que celle que vous adorez stupidement, et tout doucement, l’air de rien, sans même que vous ne vous en rendiez compte, nous finirons par débarrasser le monde de tous ses fils de pute.