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Si les feuilles meurent...
3 avril 2008

- SANS NOUVELLE DU LARGE -


De toute la région, les gens étaient venus vérifier la rumeur qui s’était répandue à une vitesse incroyable. Il y avait même une équipe de la télévision locale pour retransmettre l’événement : on n’avait aucune nouvelle du large, la mer avait disparu.

Debout sur la plage, on pouvait voir jusqu’à l’horizon, une étendue immense et désolée, jonchée d’algue et d’animaux marins, et au beau milieu de tout ça, un énorme cachalot qui soufflait bruyamment.

Joël se demanda si c’était pareil partout, si le monde avait enfin fini par basculer, par se vider, par mourir.

Le ciel était d’un bleu électrique, presque agressif, et aussi loin qu’on regardait, on ne voyait pas la trace du plus petit nuage. Le soleil se reflétait dans des milliers de petites flaques d’eau salée et ce paysage était beau et triste à la fois. On avait l’impression d’assister à un spectacle interdit, de briser un secret ; la mer avait perdue de son mystère en laissant là tout ce qu’elle contenait. C’était à peine croyable, voir carrément impossible, chuchotait inlassablement un vieux bonhomme qui tremblait de toute part, appuyé contre la rambarde, près de Joël, les yeux écarquillés et humides, le cœur écrasé et les rêves de grands larges étouffés par le spectacle désolant qui s’étendait devant eux.

Mais bon sang qu’est-ce qu’il avait bien pu se passer pour qu’on en arrive là ?!

Il y avait de plus en plus de monde sur la petite plage, les voitures arrivaient toujours plus nombreuses, une longue bande de reflets métalliques et colorés se perdait à l’intérieur des terres et malgré le chaos, l’attente et la chaleur, personne ne klaxonnait. Un vendeur de beignet à la sauvette en avait profité pour essayer de tirer son épingle du jeu et même les quelques policiers présents sur les lieus avaient fermé les yeux sur son petit trafic, certains trop abasourdis par la vision apocalyptique qu’offrait l’horizon, d’autres simplement écrasés sous la masse grouillante des curieux qui les assaillaient de toutes parts afin de savoir ce qu’il s’était passé. Évidemment personne ne recevait de réponse, tout au plus des hypothèses plus farfelues les unes que les autres, et chacun finissait par repartir en baissant et en secouant la tête en silence ; le monde avait fini sa course, on aurait dit que plus rien n’existait vraiment.

Une bande de gamins insouciants avait déferlé sur les trésors qu’avaient laissés les flots en se retirant et s’amusaient de ce qu’ils trouvaient, certains se jetaient des poissons dessus en hurlant de rire, d’autre fouillaient le sol à la recherche de trésors à carapace, et il y en avait un qui s’était risqué beaucoup plus loin que les autres, solitaire et décidé, il marchait droit vers l’immense silhouette du cachalot. Une femme criait un peu plus loin en faisant de grands gestes avec ses bras, et Joël comprit que c’était la mère du jeune téméraire.

Reviens ! Reviens ici ! hurlait-elle, complètement paniquée, les pieds légèrement enfoncés dans la vase, à une dizaine de mètre de ce qui aurait du être le bord de l’eau. Joël s’approcha d’elle, lui posa une main sur l’épaule et lui dit simplement : je vais le chercher, ne vous en faites pas. Et il se mit en route.

Le sol semblait vouloir l’avaler tout entier. Chaque pas était plus difficile que le précédent. Une odeur incroyablement forte de poissons crevés et de crustacés abandonnés au soleil, enflait à mesure qu’il avançait et le prenait à la gorge. Il s’emmêla les pieds dans un paquet d’algues, tomba à genoux et s’enfonça presque jusqu’à la taille dans un plop sonore.

Il se força à ne pas paniquer et essaya de se dégager mais le sol l’aspirait lentement et inexorablement. Ses jambes commençaient à être engourdies par un froid humide qui remontait le long de son ventre et s’insinuait partout.

Le soleil brûlait en face de lui et il distinguait, parmi les ombres tordues par la chaleur, l’immense silhouette du cachalot qui se dressait droit devant lui. Il fallait qu’il avance. Il fallait qu’il sorte de cette vase assassine et qu’il ramène ce gosse à sa mère.

Il se coucha à plat ventre et entreprit de ramper le plus doucement possible afin de ne pas s’enfoncer d’avantage. Peu à peu son corps grappillait quelques centimètres, le soleil forçait sur sa nuque mais il persévérait et bientôt il réussit à extraire une jambe puis une autre, et quand enfin il fut complètement libre, il resta allongé sur le sol, immobile, à bout de souffle, avec au fond des yeux des lueurs qui dansaient et des éclairs qui déchiraient sa cornée.

Il se redressa tant bien que mal, les muscles rongés par l’acide, en proie à une fatigue anesthésiante, presque apaisante. Il resta un moment à contempler le soleil qui mourrait à l’horizon et peignait le paysage de couleurs douces et chaudes et, devant lui, à peine à vingt mètre, le cachalot brillait de mille feu sous les rayons tremblants, son énorme corps ronflait pesamment et même le sol respirait en cadence.

L’enfant se tenait immobile, une main posée à plat sur le flanc de l’animal, les yeux fermé et les traits changeants, perturbés. Il devait avoir une dizaine d’année, un visage rond et doux, des boucles noires, un peu folles, se dressaient haut sur son crâne. Il marmonnait entre ses lèvres à demie fermées.

Joël se rapprocha le plus doucement possible, redoutant de s’enfoncer dans le sol mais celui-ci paraissait gagner en solidité, d’ailleurs il remarqua que le cachalot ne s’était pas enfoncé du tout. Il n’y avait pas un souffle d’air, pas un bruit, rien. Le temps semblait suspendu, étiré, infini. Tout à coup Joël ne savait plus très bien pourquoi il était venu jusqu’ici. Il se sentait bien, simplement.

Il marcha droit jusqu’à l’énorme animal.

Et subitement il comprit tout, ça le traversa comme un courant électrique, d’une clarté écrasante et superbe, une vérité froide et universelle.

Il eut un mouvement de recul et puis s’arrêta tout à fait à quelques centimètres du mastodonte. Il ne regarda même pas l’enfant, ferma ses yeux, leva sa main haut dans le ciel et la posa à plat sur la peau épaisse et froide. Aussitôt son visage se mit à changer, passant d’une émotion à une autre à une vitesse hallucinante.

Le soleil écrasait ses derniers rayons sur la scène avant de disparaître tout à fait, emplissant la ligne d’horizon d’un jaune pastel étrange, lumineux et terrifiant à la fois, qui se détachait du ciel presque noir, à peine troué par une lune énorme et écrasante.

Une brise se mit à souffler. D’abord très douce, puis de plus en plus forte, jusqu’à devenir un vent violent qui fit ployait les arbustes et hulula en fonçant à travers les rochers.

La plage était vide. Des emballages plastiques volaient et tourbillonnaient un peu partout, des nuages de sables s’arrachaient du sol et retombaient un peu plus loin ; tout semblait mourir et revivre à la fois. Se mélanger, devenir autre chose.

Dans la vase, une centaine de personnes se démenaient, essayaient d’avancer tant bien que mal sous la force du vent et la vase traîtresse par endroit, ces trous d’eau qui les maintenait collés au sol et dans lesquels certains s’enfonçaient jusqu’à disparaître tout à fait, laissant à la surface un chapelet de bulles nacrées pour oraison funèbre.

Et puis le vent tomba aussi vite qu’il était venu et le silence fut total. Personne ne bougeait plus. Personne ne respirait. Personne.

Un grondement d’abord imperceptible se mit à enfler jusqu'à devenir un rugissement et l’air fut immédiatement saturé de milliers de gouttelettes salées, l’horizon fut bouché par une ombre noire et mouvante qui avançaient sur eux en grandissant et le ciel entier disparut, la lune, les étoiles, plus rien n’existait ; et la mer éclata sur eux, engloutissant tout se qui se dressait sur son chemin, et bientôt l’eau recouvrit TOUT, et, dans le ventre du cachalot, Joël et le gamin s’en payaient une bonne tranche ; y’avait là déjà pas mal de monde, personne n’était étonné, les choses arrivaient d’une façon ou d’une autre, voilà tout, parce que rien n’est immuable et tout est à toujours à refaire.



 

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