- SANS NOUVELLE DU LARGE -
De toute
la région, les gens étaient venus vérifier la rumeur qui s’était répandue à une
vitesse incroyable. Il y avait même une équipe de la télévision locale pour
retransmettre l’événement : on n’avait aucune nouvelle du large, la mer
avait disparu.
Debout sur
la plage, on pouvait voir jusqu’à l’horizon, une étendue immense et désolée,
jonchée d’algue et d’animaux marins, et au beau milieu de tout ça, un énorme
cachalot qui soufflait bruyamment.
Joël se
demanda si c’était pareil partout, si le monde avait enfin fini par basculer,
par se vider, par mourir.
Le ciel
était d’un bleu électrique, presque agressif, et aussi loin qu’on regardait, on
ne voyait pas la trace du plus petit nuage. Le soleil se reflétait dans des
milliers de petites flaques d’eau salée et ce paysage était beau et triste à la
fois. On avait l’impression d’assister à un spectacle interdit, de briser un
secret ; la mer avait perdue de son mystère en laissant là tout ce qu’elle
contenait. C’était à peine croyable, voir carrément impossible, chuchotait
inlassablement un vieux bonhomme qui tremblait de toute part, appuyé contre la rambarde,
près de Joël, les yeux écarquillés et humides, le cœur écrasé et les rêves de
grands larges étouffés par le spectacle désolant qui s’étendait devant eux.
Mais bon
sang qu’est-ce qu’il avait bien pu se passer pour qu’on en arrive là ?!
Il y avait
de plus en plus de monde sur la petite plage, les voitures arrivaient toujours
plus nombreuses, une longue bande de reflets métalliques et colorés se
perdait à l’intérieur des terres et
malgré le chaos, l’attente et la chaleur, personne ne klaxonnait. Un vendeur de
beignet à la sauvette en avait profité pour essayer de tirer son épingle du jeu
et même les quelques policiers présents sur les lieus avaient fermé les yeux
sur son petit trafic, certains trop abasourdis par la vision apocalyptique
qu’offrait l’horizon, d’autres simplement écrasés sous la masse grouillante des
curieux qui les assaillaient de toutes parts afin de savoir ce qu’il s’était
passé. Évidemment personne ne recevait de réponse, tout au plus des hypothèses
plus farfelues les unes que les autres, et chacun finissait par repartir en baissant
et en secouant la tête en silence ; le monde avait fini sa course, on
aurait dit que plus rien n’existait vraiment.
Une bande
de gamins insouciants avait déferlé sur les trésors qu’avaient laissés les
flots en se retirant et s’amusaient de ce qu’ils trouvaient, certains se
jetaient des poissons dessus en hurlant de rire, d’autre fouillaient le sol à
la recherche de trésors à carapace, et il y en avait un qui s’était risqué
beaucoup plus loin que les autres, solitaire et décidé, il marchait droit vers
l’immense silhouette du cachalot. Une femme criait un peu plus loin en faisant
de grands gestes avec ses bras, et Joël comprit que c’était la mère du jeune
téméraire.
Reviens !
Reviens ici ! hurlait-elle, complètement paniquée, les pieds légèrement
enfoncés dans la vase, à une dizaine de mètre de ce qui aurait du être le bord
de l’eau. Joël s’approcha d’elle, lui posa une main sur l’épaule et lui dit
simplement : je vais le chercher, ne vous en faites pas. Et il se mit en
route.
Le sol
semblait vouloir l’avaler tout entier. Chaque pas était plus difficile que le
précédent. Une odeur incroyablement forte de poissons crevés et de crustacés
abandonnés au soleil, enflait à mesure qu’il avançait et le prenait à la gorge.
Il s’emmêla les pieds dans un paquet d’algues, tomba à genoux et s’enfonça
presque jusqu’à la taille dans un plop sonore.
Il se
força à ne pas paniquer et essaya de se dégager mais le sol l’aspirait
lentement et inexorablement. Ses jambes commençaient à être engourdies par un
froid humide qui remontait le long de son ventre et s’insinuait partout.
Le soleil brûlait
en face de lui et il distinguait, parmi les ombres tordues par la chaleur,
l’immense silhouette du cachalot qui se dressait droit devant lui. Il fallait
qu’il avance. Il fallait qu’il sorte de cette vase assassine et qu’il ramène ce
gosse à sa mère.
Il se
coucha à plat ventre et entreprit de ramper le plus doucement possible afin de
ne pas s’enfoncer d’avantage. Peu à peu son corps grappillait quelques
centimètres, le soleil forçait sur sa nuque mais il persévérait et bientôt il
réussit à extraire une jambe puis une autre, et quand enfin il fut complètement
libre, il resta allongé sur le sol, immobile, à bout de souffle, avec au fond
des yeux des lueurs qui dansaient et des éclairs qui déchiraient sa cornée.
Il se
redressa tant bien que mal, les muscles rongés par l’acide, en proie à une
fatigue anesthésiante, presque apaisante. Il resta un moment à contempler le
soleil qui mourrait à l’horizon et peignait le paysage de couleurs douces et
chaudes et, devant lui, à peine à vingt mètre, le cachalot brillait de mille
feu sous les rayons tremblants, son énorme corps ronflait pesamment et même le
sol respirait en cadence.
L’enfant
se tenait immobile, une main posée à plat sur le flanc de l’animal, les yeux
fermé et les traits changeants, perturbés. Il devait avoir une dizaine d’année,
un visage rond et doux, des boucles noires, un peu folles, se dressaient haut
sur son crâne. Il marmonnait entre ses lèvres à demie fermées.
Joël se
rapprocha le plus doucement possible, redoutant de s’enfoncer dans le sol mais celui-ci
paraissait gagner en solidité, d’ailleurs il remarqua que le cachalot ne
s’était pas enfoncé du tout. Il n’y avait pas un souffle d’air, pas un bruit,
rien. Le temps semblait suspendu, étiré, infini. Tout à coup Joël ne savait
plus très bien pourquoi il était venu jusqu’ici. Il se sentait bien, simplement.
Il marcha
droit jusqu’à l’énorme animal.
Et
subitement il comprit tout, ça le traversa comme un courant électrique, d’une
clarté écrasante et superbe, une vérité froide et universelle.
Il eut un
mouvement de recul et puis s’arrêta tout à fait à quelques centimètres du
mastodonte. Il ne regarda même pas l’enfant, ferma ses yeux, leva sa main haut
dans le ciel et la posa à plat sur la peau épaisse et froide. Aussitôt son
visage se mit à changer, passant d’une émotion à une autre à une vitesse hallucinante.
Le soleil
écrasait ses derniers rayons sur la scène avant de disparaître tout à fait,
emplissant la ligne d’horizon d’un jaune pastel étrange, lumineux et terrifiant
à la fois, qui se détachait du ciel presque noir, à peine troué par une lune énorme
et écrasante.
Une brise
se mit à souffler. D’abord très douce, puis de plus en plus forte, jusqu’à
devenir un vent violent qui fit ployait les arbustes et hulula en fonçant à
travers les rochers.
La plage
était vide. Des emballages plastiques volaient et tourbillonnaient un peu
partout, des nuages de sables s’arrachaient du sol et retombaient un peu plus
loin ; tout semblait mourir et revivre à la fois. Se mélanger, devenir
autre chose.
Dans la
vase, une centaine de personnes se démenaient, essayaient d’avancer tant bien
que mal sous la force du vent et la vase traîtresse par endroit, ces trous
d’eau qui les maintenait collés au sol et dans lesquels certains s’enfonçaient
jusqu’à disparaître tout à fait, laissant à la surface un chapelet de bulles nacrées
pour oraison funèbre.
Et puis le
vent tomba aussi vite qu’il était venu et le silence fut total. Personne ne
bougeait plus. Personne ne respirait. Personne.
Un grondement d’abord imperceptible se mit à enfler jusqu'à devenir un rugissement et l’air fut immédiatement saturé de milliers de gouttelettes salées, l’horizon fut bouché par une ombre noire et mouvante qui avançaient sur eux en grandissant et le ciel entier disparut, la lune, les étoiles, plus rien n’existait ; et la mer éclata sur eux, engloutissant tout se qui se dressait sur son chemin, et bientôt l’eau recouvrit TOUT, et, dans le ventre du cachalot, Joël et le gamin s’en payaient une bonne tranche ; y’avait là déjà pas mal de monde, personne n’était étonné, les choses arrivaient d’une façon ou d’une autre, voilà tout, parce que rien n’est immuable et tout est à toujours à refaire.