- Nouvelle -
Éclabousssure
Les bruits devenaient vraiment perturbants. Je n'arrivais pas du tout à
me concentrer.
C'eût été bien utile, aux vues de mon insondable vide d'idées. La
feuille blanche me lançait des petits coups de coudes dans les côtes. Elle
semblait vouloir me rappeler à quel point ma tentative était vouée à l'échec;
l'enfant était mort-né.
Pour avoir quelque chose à raconter, si beaux soient les mots employés,
il fallait avoir vécu des expériences bouleversantes, enrichissantes,
uniques... En fait, il fallait vivre.
Ce que, et c'était une torture d'y penser, je n'avais jamais vraiment
fait.
Les cris finirent par percer le plafond, comme des milliers de
minuscules aiguilles furieuses.
De tout petits trous filtraient la lumière de l'appartement du dessus.
Une nuée d'étoiles pleurait sur le plafond.
C'était obsédant.
Je ne pouvais détacher les yeux de ce que je ne voyais pas. Je
m'imaginais toutes les situations qui pouvaient se dérouler chez les voisins.
Les lourdes chutes s'accumulaient, de sorte que la surface du plafond semblait
respirer par à coup. J'entendis le bois craquer dans un grand chuintement,
suivi de longs soupirs vides. C'était tout de même un peu triste.
Mon stylo essayait de s'en aller depuis presque un quart d'heure.
Il avait comprit bien avant moi
qu'il ne servirait à rien.
Longtemps, j'avais pensé que c'était l'accumulation de toutes ces
distractions, de tous ces sabotages, de tous ces petits riens, des objets
rebelles et sauts nerveux, qui m'empêchaient d'écrire quoi que se soit.
Longtemps je m'étais trompé; pire, je m'étais voilé la face.
Je me rendais compte à l'instant, comme il était naturel de leur part de
fuir. C'était moi qui les y obligeais. C'était dans ma main qu'ils étaient
inutiles. Tout venait de moi...
Quand mon crayon s'éclipsait dans un coin d'ombre, quand ma feuille
sautait par la fenêtre, quand la lampe, comme prise d'hystérie avait bondi
contre le mur, la tête en avant, des petits éclairs acérés giclant de son crâne éclaté, bref, quand tous semblaient
se liguer contre moi, j'étais le seul responsable. Mon accusation envers eux
était absurde. C'étaient moi et mon absence d'idées qui les poussions à fuir,
parfois même à se donner la mort.
Chaque jour je passais mon temps à leur rappeler combien leur existence
était futile entre mes doigts. C'était normal qu'ils craquent au bout d'un
moment.
C'était rude de s'en rendre compte.
Je ne savais quoi faire.
J'avais honte.
Ainsi, lorsque je relâchais l'étreinte autour de mon crayon et qu'il en
profita pour sauter sur la commode, où le four ondulé lui faisait des petits
signes, qu'il rentra à l'intérieur et que ce dernier explosa, je fus empli de
tristesse et de compassion, m'accablant la responsabilité de leur disparition.
On commençait à apercevoir des petites griffures lumineuses qui mangeaient
mon plafond. Les trous s'élargissaient. On eût dit un gigantesque gruyère
lumineux, vivant.
C'était beau.
Les cris redoublaient et retournaient vite se cacher.
Ça faisait un moment que ça durait maintenant.
Il ne restait plus sur la table, que mon tabac, mes feuilles à rouler et
une bouteille de bière à moitié vide.
Les seuls objets vraiment utiles entre mes mains. Ils en étaient si
fiers qu'ils lançaient de petites insultes douces et sournoises à la face des
autres, cachés dans l'ombre aux quatre coins de la pièce, et qui, le dos
courbé, croulants sous la honte, s'essuyaient les yeux d'un revers de manche et
couraient se pendre.
Je n'aimais pas ce spectacle répugnant; j'abhorrais la conduite infecte
des utiles.
Cela me rappelait du même coup ma propre et implacable inutilité.
J'étais en rage.
Des petits sursauts de colères s'accumulaient derrière mes yeux, qui
dégueulaient de leurs orbites et j'eus l'envie puissante de foutre une raclée à
ces sales choses, imbues de leur personne, qui envoyaient les autres à la
potence, avec dans leurs sourires hypocrites et pleins de suffisance, des
petits bouts de mort.
Des vagues amères me souillèrent les lèvres mais je ne pus me résoudre à
me débarrasser de ces charognards. Après tout ils étaient les seuls à m'être vraiment
utiles. Je ne pouvais les envoyer paître.
Comme pour illustrer mon raisonnement, ma main soutira un petit fouillis
de tabac du paquet et l'autre la rejoignit rapidement avec une feuille à
rouler. Le briquet fit de grands signes humiliants pour les pauvres hères de
l'ombre et alluma gaiement ma cigarette. Je bus quelques gorgées de bière et
m'enfonçai plus profondément dans mon fauteuil. Je recrachai des petits nuages
périssables, et souris comme un imbécile. J'étais comblé.
C'est en ce moment privilégié que les cris se décidèrent à devenir
insupportables.
Je m'extirpai de mon hébétude dans un grand bruit de succion et
entrepris l'ascension de l'étage supérieur.
En longeant l'appartement coupable, je remarquai des fissures qui en
déchiraient le mur avec de grands renforts de mots pointus. J'eus plaisir à
sonner, puisque immédiatement, surgit un air paisible, se déplaçant en petits
gestes gracieux, doublés d'une cadence infernale.
Les bruits cessèrent immédiatement dans l'appartement et j'entendis bientôt
un coeur prendre son souffle derrière la porte. Un type d'un âge probable
s'inscrit dans l'encadrement de bois.
Son air agacé se liquéfiât quand il me vit, et c'est avec la tête
ruisselante et couverte d'étincelles, les bras levés vers l'infini que sa bouche
épaisse expulsa de manière joyeuse:
– Voisin! Quelle surprise!
– Oui... Bonjour Voisin.
– Appelez moi Monsieur, je ferais de même.
– D'accord...
– Comment ça va toutes vos sottises de feuille à écrivain, et de crayons à
la cons?
– Et bien en fait je venais pour ça, je...
– Ah, je suis content de vous voir Monsieur,
mais je n'ai pas le temps d'écouter une ligne de votre prose. Hum, je suppose
que vous voilà triste.
– Non, euh, en fait je n'arrive pas à
travailler... Et... Voilà... Je... Je m’interrogeais sur la nature des bruits.
– Ah....?
– Oui.
– Qu'est-ce
que Monsieur veut savoir? Quel type? Enfin, vous savez je suis pas spécialiste,
hein.
– Ah...
– Mais entrez donc!
– Bien, bien...
Lorsque je pénétrai dans l'appartement je vis tout le mobilier démembré,
gisant en bouts épars à travers l'unique pièce. On entendait encore les râles
des agonisants.
Je repris:
– Vous savez, c'est plutôt les
bruits qui viennent de chez vous dont je voulais parler.
– Ah...
– Qu'est-ce qu'il se passe? On
dirait une émeute.
– Bah non, c'est juste que
j'étais en train de battre ma femme.
– ...
– Ah oui, tiens d'ailleurs, que
je suis malpoli. Monsieur je vous présente ma femme. Ma femme je te présente
Monsieur.
Elle était recroquevillée dans un coin, derrière les décombres d'une
lourde armoire, si bien que je ne l'avais pas vu en entrant. Elle me salua d'un
geste affamée. Se rapprochant et semblant penser que je n'avais pas du bien
saisir la situation, elle me souffla:
– Il me bat.
Puis elle courut jusqu'à l'armoire en me tirant la langue de manière
obscène.
Je demandai alors:
– En quoi est-ce que ça consiste
exactement.
– Vous ne l'avez jamais fait?!
– Bah non.
– Ah, Jésus, Marie, Joseph, vous
n'êtes pas marié, pas vrai?
– Non...
– Même pas de flirt, comme ça,
pour s'entraîner?
– Si bien sûr, mais je n'ai
jamais battu qui que se soit.
– Hum... Bah il n’est jamais trop
tard pour apprendre.
– Vous êtes bien aimable.
– Oui.
– Et donc comment ça se passe?
– Bon alors ça peut varier selon
l'humeur et les personnes, mais nous on fait ça en deux phases.
– Ah.
– Oui d'abord je lui balance tout
ce qui traîne à la gueule.
En observant attentivement les ruines de l'appartement je ne distinguai
que deux objets encore entiers. J'entraperçus l'imminence probable du silence.
– Vous semblez avoir bientôt
terminé, non? En quoi puis-je me rendre utile?
– Tenez, prenez cette lampe et
lancez la lui dessus de toute vos forces. Mais prenez votre temps pour viser,
et n'hésitez pas à faire quelques feintes pour la fatiguer. La bougresse! Elle
esquive presque tous mes tirs.
La femme s'était redressée et se trémoussait à l'autre bout de la pièce,
lançant des grimaces, aguicheuse et menaçante.
– C'est sa phase préférée,
précisa le Voisin.
– Ah, fis-je, très bien...
Malgré toute la meilleure volonté, la lampe éclata à trois bons mètres
de la voisine, cassant à l'impact un petit morceau de mur.
Un fin rayon de soleil en profita immédiatement pour s'y faufiler et
éblouit le voisin au passage.
La table de nuit qu'il venait de lancer manqua elle aussi sa cible.
Il sortit un petit sécateur de sa poche et rugit:
– Et merde! C'est à cause de ce
foutu soleil! Il y en a de plus en plus en ce moment...
Il s'approcha doucement de la base du rayon en sifflotant distraitement
pour donner le change.
Lorsqu'il fut près du trou par lequel le rayon s'était faufilé, il fit
mine de partir dans l'autre direction, se retourna d'un bond en poussant un
hurlement et saisi d'une main ferme la base du rayon qui se mit à remuer dans
tout les sens, essayant d'échapper à son agresseur. Le Voisin lui tordit le
cou. La lumière se dressa dans un dernier spasme lorsque les lames du sécateur
la décapitèrent cruellement.
Quel sale type. Je n'aimais vraiment pas ça.
Il fit un petit tas avec le cadavre, ouvrit le poêle rugissant, et le
déposa dans le brasier en crachant dessus. Puis il se signa, agenouillé par
terre, et marmonna quelques Jésus et autres festivités.
Je me retins de lui faire part du dégoût qu'il m'inspirait. D'un autre
côté il valait mieux qu'il soit du mien si je voulais que les bruits cessent.
Je fis donc comme chacun.
Je me tus.
Il s'approcha de moi, les mains encore souillées de sang lumineux, un
grand sourire derrière les yeux et me proposa:
– Bon maintenant, on passe à la
deuxième phase. Vous n'avez qu'à vous approchez discrètement d'elle puis vous
la saisissez par les épaules et lui tenez les bras dans le dos. Je m'occupe de
lui donner des coups. Et vous me remplacerez un peu, si le coeur vous en dit.
– D'accord, mais pas trop
longtemps. C'est que j'ai du travail vous comprenez.
– Bien sûr, bien sûr. Rassurez
vous ce sera rapide. En tout cas je suis content que vous soyez venu, j'étais
crevé aujourd'hui; je sais pas si j'aurais tenu tout le long.
Alors que je longeai le mur, le Voisin faisait des menaces protubérantes
pour faire diversion.
La femme n'avait d'yeux que pour lui. Elle répondait aux menaces par des
petits hochements d'épaules et il s’échappait de sa chevelure des cris de
souris acculée dans un coin. Je fus derrière elle sans même qu'elle ne s'en
rende compte.
Elle exulta lorsque je l'attrapais par les épaules, et le voisin surgit
en deux sauts de fauve.
Je n'avais pas encore essayé de bloquer ses bras, qu'elle les mit d'elle
même entre les miens.
Le voisin frappait. Des rigoles de sueurs lui coulaient sur les joues,
une mare de hargne se forma à nos pieds, dégoulinant des jambes de la femme et
des yeux son mari.
Lorsque celui-ci se préparait à lancer son poing, elle semblait vouloir
le précéder et s'élançait à sa rencontre avec une force inouïe. À chaque impact
son cri me vrillait les tympans et remuait un fond de nausée tout au fond de
mon être.
Je trouvais ça répugnant.
Je lâchai la femme et baissai les yeux.
Quel spectacle abominable.
Et j'y participais... Je dis doucement:
– Il faut arrêter maintenant.
Ils ne semblèrent pas m'entendre et continuèrent leur besogne.
– Il faut arrêter, répétais-je
plus fort.
Ils se figèrent. Quatre yeux semblèrent glisser sur mon visage, teintés
de mépris et de curiosité. Le Voisin devint cramoisi, et les lèvres tremblantes
il articula:
– Pardon?...
Je ne savais plus trop quoi dire. Ils finissaient par me faire peur. Du
bout des doigts je marmonnai:
– Je pense que ça suffit...
Non...?
Ses yeux se révulsaient comme ceux d'un cheval ivre. Il s'insurgea:
– Comment ça, ça suffit ?! Jésus,
Marie, Joseph... Qu'est-ce que c'est que ces histoires? Hein?
La femme était juchée sur son dos, elle me scrutait comme une bête de
cirque.
On aurait dit un énorme monstre bicéphale.
Je ne pouvais me résoudre à accepter le poids de la différence. Et comme
pour nier cette dernière, et échapper à la réaction du couple, je me répandis
en fausses excuses:
– Et bien, je m'inquiète à propos
de l'état des murs. On y voit presque à travers maintenant. Si les cris
continuent, tout va finir par s'effondrer et on sera bien embêté... Non...?
– Ah... Si ce n'est que ça, il
n'y a pas de soucis à avoir, cher Monsieur.
– ...
– Vous savez, nous avons
l'habitude. En fait, elle crie moins fort pendant cette phase là. N'est-ce pas
ma femme?
– Oui, oui, parfaitement.
– Alors les cris ne sont pas
suffisamment puissants pour abîmer les murs; qui commencent même à se
reprendre, hein ma femme?
– Oui, oui, il a raison.
– Ah...
– Et, oui, Monsieur. Comme quoi la
nature est extraordinairement bien pensée. Tout est fait pour fonctionner. Ce
sont ces inexplicables liens entre les choses, grâce auxquelles tout concorde,
qui me font, chaque jour, réaliser combien notre Seigneur est grand et comme
son oeuvre est parfaite.
– Hum...
– Voyez ces mains robustes,
puissantes! Il les a faite à l'image de l'usage auquel elles sont destinées.
– Oui...
– Croyez vous que ma femme, avec
ses toutes petites mains, pourrait me battre?
– Euh.
– Et ben non. Parce qu'elles ne
sont pas faîtes pour ça. Simplement. Ah ah, si ce n'est pas extraordinaire.
Jésus, Marie, Joseph, merci Seigneur!
Il frappa sa femme du revers de la main et tout d'eux tombèrent à
genoux, se signèrent et commencèrent une sorte de litanie à la gloire de Dieu.
J'en profitais pour tenter de m'éclipser discrètement car je me sentais
vraiment de plus en plus mal dans leur appartement, et si le Voisin revenait à
la charge pour que je l'aide à battre sa femme, je serais obligé de leur avouer
que ça ne me plaisait pas du tout, et donc, du même coup, leur faire part de ma
toute récente découverte: je n'étais pas normal.
Ça me foutais un coup cette idée.
Le Voisin se releva d'un bond et me retins alors que j'escaladais la
carcasse d'un meuble.
– Allez cher Monsieur, maintenant
que vous voilà rassuré, vous me feriez bien l'honneur de m'aider à finir le
boulot. Y'en a plus pour longtemps. Quelques coups dans les côtes et une ou
deux claques tout au plus. Hein ma femme, qu'est-ce que t'en penses?
– Oui oui, peut être un ou deux
coups de genoux, non?
Le Voisin souri, il marmonna doucement, avec l'air de réfléchir:
– Un ou deux coups de genoux....
L'idée semblait particulièrement lui plaire. Il fit un clin d'oeil à sa
femme, me donna une grande tape dans le dos, et d'un air malicieux me glissa à
l'oreille:
– Vous vous offrirez bien ce
petit plaisir.
– C'est que...
– Allez. Vous me vexeriez, je
vous l'offre de bon coeur.
– J'ai du travail, alors...
– Tatata, j'ai jamais vu personne
qui préférait travailler plutôt que de...
Sa bouche se figea et il me fixa bizarrement. Ses yeux creusaient un
trou dans ma chair. Sa femme sembla comprendre en même temps. Elle se racla la
gorge, cracha, et me méprisant de tout son être, elle dit:
– On dirait qu'il n'aime pas
ça...
Affolé, je bafouillai:
– Si bien sûr, mais...
– Mais quoi, coupa le mari.
– En bien... Je ne sais pas... Je
veux dire...
– Attention à ce qui va sortir de
votre bouche, Monsieur. J'aime pas trop les dingos...
J'articulai pathétiquement:
– Mais... Elle ne vous a rien
fait... Si?...
Il éclata d'un rire énorme, presque bienveillant, à la fois choqué et
étonné.
– Ah ah ah! Et bah ça c'est la
meilleure. Comme si ça nécessitait une raison. Je commence à croire que vous
avez un grain, Monsieur mon voisin...
Le rire de la femme rugit comme un écho lointain aux paroles de son
mari. Elle semblait prise d'hystérie:
– Pleutre, incapable! On devrait
t'enfermer dans un asile. Tu fais honte.
Je restais immobile, osant à peine respirer, le regard perdu dans les
plaies du sol qui se refermaient avec un bruit strident. On pouvait presque
apercevoir mon bureau à travers le carrelage éthéré.
Sans même y penser je lâchai doucement:
– Je n'aime pas ça.
Ça y était, les mots étaient lancés. Je ne savais trop quoi faire.
Les Voisins s'enfoncèrent le poing dans la bouche, les yeux horrifiés,
le coeur dégoûté. Ils me jetaient à la face des grandes vagues amères de
mépris.
Je reculai lentement vers l'entrée de l'appartement, manquant de chuter
à chaque pas car les débris des meubles participaient à la tôlée et me
faisaient des petits croche-patte.
Mon esprit lançait de longs soupirs. L'air de dire qu'il m'avait
toujours prévenu, sans que je ne l'écoute: « tu es différent ».
Ce n'est que quand la phrase fut
prononcé que je m'en rendis subitement compte. Je me mis à ramper, traînant ma
différence derrière moi. Je n'arrivai pas à franchir les débris qui s'étaient
accumulés afin d'empêcher mon évasion. Ils suintaient de mépris. Le sol
devenait glissant. Le couple retrouva sa voix.
Le mari explosa:
– Pauv'taré! Sors de chez moi
avant que je ne te fasse changer d'opinion. Allez dégages!
– On devrait prévenir le
Ministère, susurra la femme.
– Ça oui, on pourrait...
Je tentai de me reprendre:
– Non... Enfin... Je...
– Dégages!
– ... Vous ne comprenez pas...
je... je me suis mal exprimé...
La gorge du mari se déversa en ces termes:
– J'ai très bien compris. T'es
qu'un sale handicapé, un malade mental! Y'a des endroits prévu pour les types
comme toi! Barjot!
Pendant ce temps je m'escrimai à escalader un monticule de débris qui me
barrait la route.
– Reste là, sauvage! Je vais
t'apprendre les bonnes manières, vociféra le voisin.
Je finis par atteindre une énorme armoire. Elle était couchée sur le
flanc, agonisante, et brassait l'air de ses portes. Elle se battait contre
l'éternité avec la rage du condamné. Soudain, semblant se résigner, elle laissa
échapper un long râle sourd et s'affaissa de tout son poids. La terre trembla.
Comme un souffle d'éléphant.
Contrairement aux autres, elle ne suintait pas le mépris.
Je me glissai en son sein quand le Voisin arriva au sommet du tas de
débris qui me soutirait à sa vue, quelques instants plus tôt. Il sembla surpris
de ne me voir nulle part, et après avoir jeté sa tête un peu partout, il cracha
un gros étron brûlant, se signa, et entrepris la descente du monticule. Je
l'entendis crier quelque chose à sa femme, à l'autre bout de la pièce. Elle
avait prit des dimensions considérables.
Tout était flou dans mon crâne. Les choses venaient de se révéler et ça
m'effrayait quelque peu.
L'intérieur de l'armoire était une immense caverne, humide et chaude,
dont s'échappait un parfum entêtant.
Enivrant. À la fois paisible et fougueux. Un endroit d'une paix intègre. Je me
sentais moins seul. Il me sembla un instant que je n'avais aucun soucis à me
faire. Je n'entrais pas dans la norme. Et alors! Peut-être étais-je différent
mais finalement, ce n'était pas forcément un mal. Je vivais bien avec cette
tare depuis ma naissance.
Sans m'en rendre vraiment compte, je me couchai sur le sol bouillonnant,
les membres tremblants, et fermai les yeux pendant une minuscule seconde
d'éternité.
Puis mes pas me ramenèrent à l'entrée de la caverne et je quittai
l'endroit serein et pacifié. Au loin derrière la butte, j'entendais dans un
souffle, les cris aigus de la femme qui s'amenuisaient. Le voisin avait raison,
ils n'étaient plus assez puissants pour abîmer les parois qui se
reconstituaient paisiblement.
Je fondis sur la porte d'entrée, arrachant au passage dans un geste
rageur, un pan entier du mur fatigué. Des dizaines de rayons éblouissants en
profitèrent pour surgir immédiatement dans la pièce et inondèrent l'espace d'or
en fusion. Ils illuminaient l'ensemble de la tour. C'était magnifique.
Bouleversant.
Aussitôt j'entendis le Voisin hurler des litanies suffocantes.
Les murs étaient presque redevenus opaques et la scène était aveugle à
nouveau.
Tandis que je me harnachais pour redescendre au réez de chaussée, le
voisin hurla comme un damné, et après quelques bruits de luttes, alors que
j'entamai la descente, les mâchoires du sécateurs claquèrent plusieurs fois en
une musique funeste. Je perçu le souffle froid de l'ombre me caresser le corps
entier.
J'eus un moment d'absence en pensant à cette beauté assassinée, mais
rapidement un sourire se peignit sur mes lèvres. Je venais de me rendre compte
que j'avais quantité de choses à raconter, et, avant même d'y penser, mon
premier récit s'inscrivit dans mon esprit de manière indélébile, presque
douloureuse.
Je touchai bientôt terre et, levant les yeux, je distinguai les
dernières lueurs se faire doucement avaler par les murs des Voisins. Les cris de la femme s'étouffaient,
et finissaient par disparaître dans des petits flop de fumée.
Alors le silence se fit.
Lorsque je pénétrai dans mon appartement, j'avalai tout l'air disponible
et poussai un hurlement si lourd, qu'un pan entier de mur se détacha.
Saisissant un couteau, j'entrepris de rompre les derniers liens fibreux.
Aussitôt la carcasse tombée au sol, une flopée de rayons lumineux rugi à
travers tout l'appartement. L'air semblait se répandre en larges flaques d'or.
La paix régnait. Sans même y penser, je me retrouvai assis devant ma feuille
blanche. Elle arborait un grand sourire. Le crayon, honteux, un peu pataud vint
se nicher au creux de ma main. La bouteille de bière s'avança gaiement. Le
briquet aidé par la règle alluma ma cigarette en un saut rocambolesque.
La bière rugit dans ma gorge serrée. La cigarette, aimable se laissait
faire. Je crachais des petits nuages ocres, qui aussitôt, étaient transpercés
par des milliers de lingots d'or.
Je grattai mes yeux, fatigués et dépassés par les évènements, souris
béatement, et, le souffle court, me mis à griffonner la page vierge.