La dernière pelletée - Première partie 3/3
Je me réveille dans une sorte de cocon. C'est mou. Ça sent
bon. Il y fait chaud. Je ne distingue rien. Un petit filet de lumière se
faufile en haut à droite. Je crois que je suis dans un lit à baldaquin dont les
rideaux sont fermés. Je suis nu.
Qu'est ce que je
fous à poil dans un lit, bordel ? Et puis, je suis où, là ? Encore la
même question. Merde. Ça a fait beaucoup en vingt quatre heures. J'essaie de me
souvenir. Le chantier, la peinture, le bus...
J'entends du bruit autour.
Je crie : « y'a quelqu’un ? »
Les bruits cessent. Puis se rapprochent, s'arrêtent à
nouveau, et tout à coup le filet de lumière s'élargit, la lumière éclate et je
suis complètement aveuglé. Je pousse un cri et une main attrape la mienne.
Froide. Douce.
Ça me calme.
J'entends une voix :
- Ah, bah vous voilà
enfin réveillé. Ce n’est pas que votre présence me dérange, mais j'ai ma petite
fille qui passe me rendre visite tout à l'heure. Et je préférerais qu'elle ne
vous voie pas.
Je distingue un visage maintenant, l'obscurité quitte peu
à peu mes yeux. Je reconnais la vieille dame du bus.
Mais...
Soudain toute l'histoire me revient et je commence à
peine à en saisir l’énormité.
Est-ce qu'il est mort ? Est-ce qu'il est mort?!
EST-CE QU'IL EST MORT?!!
J'ai hurlé. Elle me prend la tête dans ses mains et me
berce. Doucement. Elle répète la même chose en marmonnant. Inlassablement. Je
ne comprends pas un traître mot. Je crois qu'elle parle une langue que je ne
connais pas.
Y’a comme un air de déjà vu. Elle a des bras
maigrichons...
Tout ça me fait peur.
Je la repousse du bras et saute du lit. Attrape mes
vêtements, enfile mon caleçon. Tandis que je me rue dans le couloir, je
trébuche en mettant mon pantalon et me ramasse par terre. Elle en profite pour
m'agripper le bras et me dit dans un souffle :
- Revenez quand vous
voulez !
Je ne sais pas exactement pourquoi, mais je suis
tétanisé. Elle m'effraie. Pourtant, on ne peut lire aucune mauvaise intention
sur son visage. De la déception. C'est tout.
Je l'éloigne doucement et mes yeux plongent dans les
siens et c'est comme si je savais que je reviendrai. Elle me sourit. Je…
Je dévale les escaliers, cours dans le couloir et lorsque
j'atteins la porte d'entrée, j'ai presque comme une hésitation qui me tord les
jambes. Une seconde...
J'ouvre la porte et me retrouve nez à nez avec une femme.
La trentaine. Avec des yeux qu'on aimerait prendre pour soi. Des cheveux
couleur sang et un vieux chien pataud qui la suit et aboie lorsque, aussi
surprise que moi, sa maîtresse pousse une sorte de jappement en me voyant
débouler à moitié nu. Je reste immobile sur le pas de la porte, les yeux
plongés dans les siens. Et alors qu’elle s’apprête à ouvrir la bouche, je me
précipite dehors et m'éloigne en courant. C’est seulement en arrivant au coin
de la rue que je me rends compte que la vieille a dû me nettoyer, parce que, je
ne vois plus de bleu sur mes mains. Ni autre part d’ailleurs. Elle m'a nettoyé.
Entièrement. J'aime pas trop cette idée. Pas du tout. Je marche. Il fait froid.
Ça me fait du bien.
Je suis rose.
*
Ce n'est qu'une fois dans le bus, en cherchant mon ticket,
que je me rends compte que je n'ai pas mon portefeuille. Merde. Il doit être
chez la vieille. Je fais semblant de chercher dans mes poches et avance
doucement vers le fond du bus. Le chauffeur ne semble pas s'apercevoir que je
suis monté sans ticket. Ou bien il s’en fout. Il a l'air normal lui. Pas un de
ces joyeux délateurs…
Je m'assois et tente de mettre un peu d'ordre dans ce
qu'il s'est passé.
C'est confus dans ma tête. Je crois que trop d'évènements
importants se sont déroulés sans même que je ne m'en aperçoive.
Des bribes me reviennent rapidement et je n'ai qu'une
question en tête :
EST-CE QU'IL EST VRAIMENT MORT???
Je baisse la tête, retiens à grande peine un hurlement et
me laisse doucement glisser dans les bras de Morphée.
*
Je me réveille en sursaut quand le bus s'arrête dans un
chuintement sinistre. Des gens montent. D'autres descendent. C'est bien foutu
quand même. Tout le monde sait ce qu'il a à faire. Sauf moi.
Il est dix sept heures trente deux. Je n'ai pas été au
boulot aujourd'hui. Je vais me faire virer.
Il me semble que j'ai oublié quelque chose d'autre mais
je ne sais pas quoi.
Je n'ai plus qu'à rentrer me blottir dans mon lit. Je
n’aspire qu’à ça. Me perdre dans les profondeurs de mon lit, et y mourir.
Dans un nouveau sursaut le bus s'arrête et c'est là que
je descends.
Je passe acheter deux, trois trucs à boire chez l'épicier
en dessous de chez moi et ce n'est que lorsqu'il me tend un petit sachet puant
en me glissant avec un sourire, « pour le poisson », que me revient
brutalement ce que j'ai bel et bien oublié.
LE POISSON ! LE BOCAL !
Bordel de merde ! Comment ai-je pu ?!
Lorsque je me précipite dans le couloir je ne vois même
pas la concierge qui me fait signe. Je monte les escaliers en courant. Quatre
par quatre. Je ne pense pas à reprendre mon souffle et j’arrive devant ma
porte, à moitié asphyxié, les yeux fous et la peur qui me cisaille les jambes.
*
Le poisson est là. Énorme.
Il est tellement serré dans son bocal qu'il n'y a presque
plus d'eau. Il étouffe. Je suis sûr que s'il pouvait crier, on entendrait une
plainte lugubre.
Je me demande s’il sait qu'il risque de mourir.
Je glisse ma main dans le bocal et je sens son coeur qui
palpite, qui s'écrase et qui se meurt. Doucement. Inexorablement.
J’essaie de le sortir de là mais je n’y arrive pas. Il
est plus gros que le trou. Il a vraiment l'air mal en point.
De toute façon je n’ai même pas de nouveau bocal à sa
taille.
Je panique, pousse un cri.
Puis me reprenant, je m’exclame : « T'en fais
pas fils, j'vais te sortir de là ! »
J'ai une idée. Je ne sais pas pourquoi je n'y ai pas
pensé plus tôt.
Je coure à la salle de bain et bénis la baignoire.
J'ouvre le robinet à fond et vais chercher le poisson. Je soulève le bocal au
dessus de ma tête et me ravise juste avant de le lancer. J'ai peur de lui faire
du mal. Je le repose et cours chercher
un marteau dans le débarras.
Je mets le bocal au fond de la baignoire. L'eau le
recouvre lentement. L’attente est insoutenable. Vite ! Vite ! On
meurt là dedans ! Les yeux du poisson ont doublé de diamètre. Des yeux de
terreur. Il sait qu’il va mourir.
Lorsque l’eau finit par submerger le bocal, je brandis le
marteau et serrant les dents, frappe.
Des milliers de petits bouts de verre lumineux s'enfuient
un peu partout. Le poisson aussi. Il fait rapidement le tour de la baignoire.
Il semble heureux.
Je souffle et c'est comme si je me vidais complètement.
Je suis rassuré. J'ai sommeil.
Je ramasse les bouts de verre. Faudrait pas qu'il se
blesse avec.
Une fois qu'il semble être en sécurité, je m'affale dans
un fauteuil, ouvre une bouteille de vin, et m'efface du monde quand le rouge
rugit dans ma gorge.
Noir.
*
Les hurlements du téléphone me réveillent. Je laisse
sonner. Ça me fait mal au crâne. Comme plein de petites bulles qui éclatent
avec force dans ma tête. J'ai une de ces gueules de bois. Je ne suis tout
simplement pas dans un état qui me permette de répondre. Dans un chuchotement
j'entends ma voix : « C’est Simon. Laissez votre message »
BiiiiiP. Clic.
La voix de la poule s’échappe du haut parleur :
« Poooouuulle. Côt côt côt. Allô ? Allô ? C'est la Poouule...
Bon allez, décroche Simon. Alllôôô... C'est important bordel ! »
Je me laisse couler dans le fauteuil.
Il continue :
- Aller quoi !
Décroche ! POOOOUUULLE !!
Je me glisse vers le téléphone. Décroche, et d’une voix
enrouée :
- Allô la poule.
- Ah bah quand
même !
- Ouais c’est, enfin…
j'étais un peu ailleurs.
- Hum, on dirait oui.
Écoute, j'suis désolé.
- Pourquoi ?
- Je crois que t'es
viré...
Je ne dis rien. On ne peut pas dire que je ne m’y
attendais pas. Il reprend :
- Merde ! Qu'est
que t'as foutu aujourd’hui ?
- Je... Je pouvais
pas venir.
- Il faut que t'ailles
voir Christophe. Que tu lui expliques. Tu vas te faire virer bonhomme, faut
réagir.
- ...
- Il croit que t'es
venu sur le chantier et que t'as tout saccagé...
- Hein ?
Quoi ? je fais comme étonné.
- Y'a quelqu'un qui a
écrit : Christophe m'as tué ; avec du sang, sur la façade dont
on s'occupe. Ah ah ah. Il flippait totalement. Les types qui sont venus ont
balancé de la peinture partout... Et il pense que c'est toi.
- ... Merde.
- Bien sûr j'ai dit
que ça ne pouvait pas être toi et tout le baratin...
- Et ?
- Bah, je crois qu'il
en avait rien à foutre.
- ...
- Il cherche juste un
coupable.
- ...
- ...
- J'vais pas aller le
voir, je dis calmement.
- Il va te virer
Simon. Joue pas au con.
- ...
- Fais quelque chose.
Merde. Je peux pas gérer tout ça.
Et puis tout me semble clair. Je me décide en une
seconde à faire ce que j'aurais dû faire depuis longtemps.
Je suis sûr de moi:
- Pfffff... Et bah
tant pis. Qu'il aille se faire foutre !
- Hein ?
- Je l'emmerde. J'y
retournerai pas.
- Arrête...
- Non non, j'suis
très sérieux. J'en ai marre de toute façon. Tu comprends ? C'est comme si
le destin avait voulu que j'arrête parce qu'il avait vu que j'en pouvais plus.
Comme un sauvetage. Et je ne vais pas gâcher ça.
- ...
- Tu sais, ça ou
autre chose... Je m'en fous.
- Et qu'est-ce que je
vais faire moi, tout seul avec tous ces cons? Hein? Et j'croyais que tu voulais
peindre ? Alors, qu'est-ce que tu fous bordel ?!
- ...
- Tu vas aller lui parler?...
Je vais continuer à prendre ta défense tu sais. Ça fait longtemps que je suis
dans la boite. Ils m'écouteront. Je peux même dire que j'étais avec toi. Comme
ça on est sûr qu'ils vont arrêter de faire chier, en tout cas pour ce qui est
du bordel au chantier. Et puis ton absence, bah… y’aura qu’à lui dire que
t’étais malade ou un truc dans le genre. Un empêchement…
- Écoute Poule, ça me
fait vraiment plaisir que tu te préoccupes de moi, mais ma réponse est non. En
fait, je viens de le décider à l'instant et j'en suis tout grisé. Ah ah ah.
Ouais. Grisé. Parfaitement... Ramène tes fesses qu'on boive un coup pour fêter
ça !
- Hein ?
- Allez ! Ramène
toi chez moi. On va fêter ma promotion.
- ...
- Viens...
- Ok.
- A tout de suite
alors !
Il marmonne quelque chose que je ne comprends pas et
lorsque je raccroche le combiné, je suis pris d'une intense euphorie. Je souris
à m'en faire péter la mâchoire. Ah ah ah.
J'emmerde Christophe.
Je les emmerde tous.
Je...
J'ai plus de boulot...
J'emmerde Christophe. Ah ah...
Je trouverai mieux.
Je... Merde.
Je...
Me lève d'un bond et mords le goulot à pleine dent et le
vin m'envahit brutalement. Ma gueule de bois se rassied gentiment et je me
laisse doucement corrompre. Et...
Je suis tellement fatigué...
J'attends la Poule.
Titubant.
*
J'ai presque le temps de vider la bouteille avant qu'il
n'arrive. Vu à travers l'oeil de boeuf il paraît encore plus grand. Immense. Je
lui ouvre la porte et lui tends la bouteille, un grand sourire aux lèvres. Il
la prend et me regarde sans ciller. Je sens qu'il va falloir que je lui raconte
toute l'histoire. Il boit un coup, éclate de rire et me lance :
- Alors toi, t'es
vraiment le roi des cons. Ah ah.
- Ouais, moi aussi je
t'aime bien.
Et je hurle :
- POUUULE !
Le voilà qui se met à courir comme un dingue dans
l'appartement en poussant des petits cris et je le poursuis et je vise et
soudain PAN.
Il s'écroule par terre, renversant une chaise, prit de
convulsions.
J'éclate de rire.
Il se redresse et rit avec moi.
Puis il me demande :
- Bon alors, qu'est
ce que t'as foutu encore ?
- Hum, c'est
compliqué.
- Buvons un coup
alors.
- Ok.
Il sort une bouteille de whisky de son imper et me la met
d’autorité dans la main. Je commence à téter la bouteille en lui racontant
toute l'histoire. Ce n'est que quand j'arrive à la vieille et au chauffeur de
bus, que je commence à prendre la mesure de ce qu'il s'est passé. Enfin une
toute petite mesure. C'est trop énorme. Je ne me rends pas tout à fait compte.
La poule semble pensif. Ou bourré. Ou les deux. Il
redresse la tête et me regarde droit dans les yeux.
- Putain mon gars,
t'as complètement déconné. Tu risques d'avoir de sacrées emmerdes.
- Merci pour le
scoop.
- Bah, tu sais, moi
je dis ça comme ça. Tu vas t'en sortir très bien. Comme d'habitude. Et plus,
c’est pas com…
Il se fige. Il est perdu dans ses pensées. Ses yeux
disent quelque chose…
Je m’agite :
- Quoi ?
- Bah j’viens juste
d’y penser : s’ils te soupçonnent pour le chantier et que t’étais couvert
de peinture bleue quand la vieille est devenue folle, ils risquent de faire le
rapprochement.
Pendant quelques secondes je ne comprend pas de quoi il
parle, et puis d’un coup je retrouve un peu de lucidité et ça m’explose à la
gueule. Je vais être suspecté pour le chantier ET pour le chauffeur de bus !
Quel merdier, bordel ! QUEL PUTAIN DE MERDIER !
La Poule me tend la bouteille. Je la regarde fixement et
m’en empare et une longue rasade me calme un peu. Et puis ça me revient :
- Putain ! En
plus faut que je retourne chez la vieille.
- Hein ?
- J'ai oublié mon portefeuille.
Enfin je pense… A moins que… NON… A moins qu’il ne soit
tombé dans le bus… Putain, non... J’espère qu’il est bien chez cette
vieille folle.
- Ouais bah si le type est mort, vaut ptêtre mieux pas que
tu te pointes là bas. Enfin en même temps si ton portefeuille traîne chez elle,
y faut que tu le récupères avant les flics.
Je m’énerve et hurle :
- Waoooh ! Tu
m’es d’une précieuse aide. Tu devrais…
- Oh ça va !
J’essaie de t’aider…
- Pfff…
- Tu sais, je
témoignerai en ta faveur.
- …
- Allez t’en fais
pas, on va te trouver un alibi béton.
- Fais chier !
Quel con je suis.
- Oui, comme tu dis.
- Je vais pisser.
- Et tu comptes y
aller quand chez la vieille ?
- J'en sais rien. Je
reviens, faut que je pisse.
C’est quand même fabuleux d’être bourré puisqu’à cet
instant, toute la situation me paraît lointaine, comme si je n’y prenais pas
part. Je me lève et j’ai l’impression que je ne pourrais pas faire un pas mais
bientôt mes jambes me portent maladroitement vers le couloir. Lorsque que je
vois la porte de la salle de bain, je pense aussitôt au poisson et tout le
reste s’efface pour lui laisser la place. Je ne pense qu’au poisson.
Je ne sais pas pourquoi je n'ai pas eu l’idée de le
mettre dans la baignoire plus tôt. C'est une bonne solution. Il doit être bien
là dedans. Il a un peu de place au moins.
En entrant dans la salle de bain je me précipite vers les
WC et un frisson me parcourt tandis que je me vide. Une fois la chasse tirée,
je jette un oeil vers la baignoire et je suis soudain inquiet et je tremble en
regardant la surface de l'eau, je n'y vois même pas le poisson tellement elle
est rouge.
L'eau est rouge...
Je me rapproche et le vois, saute dans l'eau et un bout
de verre oublié me coupe et c'est encore plus rouge et je prends le poisson
dans mes bras, il a des petits morceaux brillants dans la bouche et mon visage
se crispe ; je hurle. Le rouge gicle de mon mollet et se mélange à l'eau
déjà poisseuse de sang et j'aurais préférais que tout ça soit bleu.
La Poule entre précipitamment dans la pièce et me
regarde, perplexe et je tombe à genoux et lâche dans un balbutiement :
Voilà, c'est la fin de la première partie, si vous êtes arrivé jusque là, j'imagine que vous avez un peu aimé...
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