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Si les feuilles meurent...
30 novembre 2007

La dernière pelletée - Première partie 1/3

 

Le poisson a encore grossi.

Il enfle comme une outre pleine de fiel.

Je vais bientôt devoir acheter un nouveau bocal.

Mais pourquoi faut-il qu'il grossisse si vite ?

Chaque jour je le regarde faire la moue, tout serré qu'il est, et je me dis que c'est impossible qu'un poisson grandisse si vite. J'ai accumulé pas moins de huit bocaux de tailles différentes en deux mois. Et plus il grossit, plus il a faim, ce qui n'arrange pas mes galères de fric.

Je me prive pour le nourrir correctement.

Ça commence à devenir un sacré problème.

Parfois je préférerais qu'il ne soit pas venu au monde. P'tit con !

Puis je culpabilise toute la journée d'avoir pu penser ça.

Lorsque je le regarde durant la nuit, je le plains de tout mon coeur.

Il souffre d'insomnie.

 

 

 

 

 

Première partie

L’enfant

 

 

 

 

Je marche vite. J'ai l'estomac vide. Mon tout petit estomac. Il est tellement replié sur lui-même qu’il m’arrache une grimace de douleur à chaque pas. Faut dire que je ne mange qu’une fois par jour depuis quelque temps ; pour que l’estomac rétrécisse. Comme ça je le comble rapidement et à moindre frais. Ça marche bien, mais quand j'ai faim c'est comme si un tout un régiment de crabe me triturait les tripes.

Le poisson suit le même régime.

 

*

 

Le Flunch n'est qu'à dix minutes de chez moi. « Cinq euros le plat du jour. Légumes à volonté. » Légumes à volonté !

En franchissant la porte d'entrée, je me sens comme sur mon domaine; ici on sait qui je suis, du moins connaît-on mon visage. Quand je passe ma commande, la caissière me sourit, l'air mi-amusé, mi-désolé. Connasse. Un jour elle m'a bousculé et un sachet plastique plein de frites est tombé de la manche de mon manteau. Je suis persuadé qu'elle sait que j’emporte toujours une tonne de légume. Parfois même de la sauce. Des verres. Des couverts.

Mais faut croire qu'elle ne cafte pas puisqu’on me laisse encore entrer.

Bah, elle n’est pas si mauvaise que ça…

 

*

 

La dernière fois, j'ai vu un type se faire jeter dehors parce qu'il avait caché un sac plastique plein de riz dans sa manche. Une vieille l'a balancé. Mémé la Balance. Tous les jours elle est là à emmerder les gens. Elle ne mange même pas ici, elle s'assoit à votre table, se met à reluquer votre plat puis débite tout un tas de connerie sur ce que vous avez dans votre assiette. Elle pense que la nourriture surgelée est dangereuse pour la santé. Vieille folle.

 

*

 

Voler ici est beaucoup plus plaisant que dans les supermarchés. Pas de gorilles à l’entrée, pas de mauvaise conscience, peu de risque. C'est beaucoup moins difficile et ce n'est pas vraiment comme du vol. Après tout les légumes sont à volonté, alors je pourrais très bien rester des heures et me gaver de frites à en faire éclater mon minuscule estomac.

Je crois que le poisson en a marre des frites.

 

*

 

Le plat du jour est du hachis parmentier. Enfin d’après ce qu’il en disent. Il fait assez bouillie en réalité... Je passe au buffet d’accompagnements, j’incorpore à la purée autant de frites que je peux y caser et rajoute une drôle de sauce sur le tout. Et puis je monte à l’étage et je pénètre dans l’espace fumeur. Tandis que je cherche une table libre, les gens me toisent et je vois du mépris gicler de leurs orbites.

Tous sont en train de souiller leurs visages, le corps plongé dans l’assiette, rognant un os, poussant des grognements obscènes, vides de sens et de compassions.

Ils mangeraient leur mère, j'en suis sûr.

Bouffeurs de rêve.

Je pense parfois que je suis complètement paranoïaque mais cette idée m'énerve alors je maudis Dieu et me concentre sur le bocal qu'il va falloir acheter. Idée guère plus rassurante mais qui a le mérite d'être rationnelle.

Depuis que le poisson est là, je me sens utile. J'ai la vive impression de cracher à la gueule de la torpeur.

Parfois, je suis convaincu que je m'en sortirai.

 

*

 

Je reconnais plusieurs habitués. Le nain, le vieux soûlard du pont, le clodo du tabac et sa poufiasse de copine; toute une tripotée de malvenus. Eux aussi volent de la nourriture.

Je ne leur parle pas. On se salue d'un triste hochement de tête lorsque nos regards se croisent et ça en reste là. C'est très bien comme ça.

Je m'assois et jette des petits coups d'oeil nerveux autour de moi. Maintenant j'ai vraiment peur de me faire repérer. J'imagine qu'ils se méfient plus depuis le coup du sac de riz et doivent particulièrement surveiller les habitués. Alors, avec en plus Mémé la Balance qui me regarde comme une murène prête à mordre, je mange mon hachis du bout des lèvres, une main crispée sur ma fourchette, l'autre, tétanisée au fond de ma poche, en serrant mon sachet plastique.

Et merde ! J'ai même plus faim avec ces conneries !

Mais faim ou non, ma main apporte en cadence de petits monticules de purée, d'où déborde des minuscules bêtes noires, vagues boudins dégénérés : la viande.

Je mâchouille avec automatisme et ce faisant, ma pensée vagabonde et rapidement le poisson la happe.

Il m’inquiète. Depuis quelques jours il ne finit plus ses frites. Il en a peut-être ras-le-bol. Je pourrais lui donner du hachis. Ça ne lui ferait pas de mal. Un peu de viande.

Je scrute alentours. J'ai pas envie de me faire prendre. La Balance a le dos tourné. Je me prépare. Sors lentement de ma poche une main écarlate qui enserre peureusement le sachet plastique. En frissonnant. Je ne sais pas si c'est le bon moment. Je dégouline de peur irraisonnée. J'ai toujours été irraisonnable aux vues des gens bien inspirés.

Une seconde s'envole.

Le sachet retourne se planquer dans ma poche et je crève mon plus beau sourire quand un serveur me lance un drôle de regard. Je perds mes moyens. Je n'y arriverai pas. Je me tasse sur ma chaise. Je souris au vide qui m'englobe et d'un mouvement aussi prompt que sordide, je mets le plus possible de hachis dans ma bouche - poisson lune - me dirige vers les toilettes et claque la porte derrière moi.

Je souffle un coup, m’assois sur les WC et attend que le tremblement de mes mains se calme. Alors seulement, je sors le sachet de ma poche et y déverse le contenu de ma bouche.

Du hachis. Y'en a un qui va être content...

Je me sens responsable et même, bon.

 

J’emploie de plus en plus souvent cette méthode tellement je suis paniqué par les gens qui respirent autour de moi. D'habitude je fais ça plusieurs fois, mais là, je ne pense qu'à me barrer d'ici. Je n’emporte pas grand-chose ; tant pis, j'ai déjà bien mangé, c'est pas tous les jours. Et puis le peu de hachis que j’emporte planqué au fond de ma poche, je n'y toucherai même pas. Le poisson aura tout. Je ne peux pas me permettre d'en avaler une miette.

 

Alors que je ressors des toilettes, Mémé la balance me bouscule violemment. Quelle gangrène. Elle n'a même pas un accord tacite avec le restaurant ; elle envoie les pauvres gens à la potence par pur plaisir. Par vice tout entier. On a beau se convaincre que la vie est sympathique et se dire alors que tous les gens valent la peine d'être approchés ; lorsque l'on voit cette harpie en action, on réalise que certaines personnes sont simplement mauvaises.

Juste mauvaises. Sous couvert d'honnêteté.

C'est quand même moche.

Enfin bref, elle me bouscule mais rien ne s'échappe de mes vêtements. Un jour, faudra lui faire la peau. J'dis un jour, parce que là c'est pas le moment de partir en cabane. L'enfermement très peu pour moi. Moi j'aime les grands espaces. Et puis un jour ou quelqu’un plutôt, parce que c’est pas l’envie qui me manque mais je crois pas que je serais capable de le faire. Pas mon genre.

De toutes façons je ne peux pas me permettre de déconner. Y'a le poisson.

Je me rassois lentement à ma place. J'ai les nerfs qui flamboient. Je baisse la tête. J'en ai ras le bol de tout ça. C'est pas digne. Je suis pas non plus à la rue. Je n'ai pas vraiment besoin de faire ça. Enfin, ça m'aide bien quand même.

Je ravale ma bouffée d'orgueil, me lève d'un bond, et sans quitter le plafond des yeux, je gagne la sortie. Et du hachis.

 

*

  

La rue vomit un bruit continu qui s'insinue partout.

Parfois un claquement ou une détonation se fait entendre. Parfois un râle profond qui remue la terre. Des grincements, des crissements, des griffes et des piques. Quelque Chose et mille choses grincent et halètent. Sinistrement. C'est troublant. Je veux dire par là que, parfois, ça me fait peur. Je regarde le trottoir défiler sous mes pas et finis par heurter quelque chose.

Une chose molle. Suintante.

Et ça crie et fulmine, et grogne et crache, et s'évapore dans un ultime borborygme. Ça s'éloigne en tortillant. Ça devient de plus en plus flou. Une veste en daim. Énorme.

Je viens à peine de lever les yeux qu'il est déjà loin. Un gros bonhomme, l'air pressé.

J'étais perdu dans mes pensées. Quand je suis dans la rue, je m'efforce souvent de penser intensément à autre chose; de peur de me mettre à courir en hurlant. Ma vie est assez difficile à vivre. Enfin, j'imagine qu'il en est de même pour tous. Ça ne me rassure aucunement, mais ça a le mérite d'être vrai. Et je me sens moins seul.

 

*

 

Avant j'avais un baladeur. C'était plus simple. Parfois même plaisant. J'enfonçais profondément les écouteurs dans mes oreilles, la musique explosait en moi et je me retrouvais coupé du monde. Il prenait alors une apparence différente, modelable. Je créais l'univers qui m'entourait. Souvent les passants étaient des êtres quasi immatériels. Je les voyais mais c'était comme s'ils n'étaient pas vraiment là. Comme une gigantesque pièce de théâtre, avec décors et figurants.

J'aimais bien cette période.

 

Un jour où j'attendais à l'arrêt de bus, une voiture a ralenti à mon niveau. Je crois que le conducteur a dû vouloir communiquer avec moi, parce qu'une fois que son ami m'avait arraché les écouteurs des oreilles, je pus l'entendre hurler qu’il allait m’apprendre à l'ignorer quand lui prenait l'envie de me parler. Ce faisant, il me gratifia d'une série de coups de pied, tandis que son pote me soulageait de mon portefeuille et de mon baladeur.

Ce n'est qu'une fois que j'eus reçu le dernier coup, un formidable coup dans la tête, que je m'aperçus de l'authenticité de la scène. Ça avait été tellement rapide. Je ne m'étais qu'à peine rendu compte de la présence de la voiture. Je ne percevais, quand elle se rangeait sur le trottoir, que la musique qui éclatait dans mon crâne. En petits flops. Très doux.

 

Lorsque je repris connaissance j'étais étendu sur la chaussée, et ça me piquait dans les yeux. Enfin, dans un oeil parce que l'autre était fermé et refusait de s'ouvrir. J'avais un goût immonde dans la bouche. La nausée me tordit en deux et penchant la tête sur le côté, j'expulsai quelques tâches rouges.

Le sol était poisseux par endroit. Brun sapin, presque noir. Et ça coulait sur mon visage. Sur mes mains c'était rouge. C'était marrant comme les couleurs se mélangeaient. A ce moment précis, je pris la décision de devenir peintre.

Ce qui était pour le moins étrange, c'est que je n'avais pas mal. Du moins, pas conscience de la douleur. Propre à moi même, je m'imaginai un bref instant, que pour une raison ou une autre, mon corps y était absolument insensible. Ça me plaisait bien comme idée.

Naturellement elle vînt, ou plutôt, elle rugit au moment même où me revenaient des bribes de ce qu’il venait de se passer.

Y’avaient des gens attroupés sur le trottoir qui me parlaient mais je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Je n’arrivais pas à bouger. J'avais tellement de sang sous moi et si peu de force à l'intérieur que je ne pouvais tout simplement pas bouger. J'étais collé.

Un homme d'une quarantaine d'années sortit de son véhicule et se planta devant moi. De là où j'étais, sa tête me semblait incroyablement éloignée.

Il se mit à parler. Je percevais sa voix comme venant d'un autre monde. Les mots arrivaient quelques secondes après qu'il ait bougé les lèvres. Comme dans une émission de télé achat, en play-back : « Ça va Monsieur ? Euh... Faudrait que vous vous mettiez sur le trottoir. Vous risquez de vous faire écraser. Et puis, on ne peut pas passer... »

Je tendis les bras vers le type et essayai de marmonner quelque chose. Mais il n'y avait que quelques sons incompréhensibles qui raclaient depuis le fond de ma gorge et sortaient par mon nez, liquides, rouges, avec des petites bulles. Ce n'était pas ce que je voulais lui dire. J'aurais, à ce moment, voulu lui inspirer de la pitié...

Je finis par marmonner : « aidez moi... »

L'homme ne devait pas bien connaître les mots, et pitié, par exemple, lui était tout à fait inconnu.

« Euh... Désolé mais j'ai… j’ai une réunion importante... je... je ne peux pas me permettre de salir mon costume. Et puis moi vous savez, le sang, tout ça... Hum... Euh… Quelqu'un a sûrement appelé les pompiers. »

Je me suis tout à coup sentis seul.

Terriblement seul.

 

*

 

Je n'ai jamais vraiment su si mes agresseurs voulaient juste me dépouiller, ou si leur motivation première était de taper sur quelqu'un. Moi, en l'occurrence. Enfin, je crois que me frapper les branchait bien. J'aurais tellement voulu que se soit un acte justifié. L'appât du gain ou quelque chose dans le genre. Non que cela amoindrisse leur acte, mais, je veux dire, ils n’auraient pas juste pris plaisir à voir pisser le sang de mon nez…

 

*

 

Je n'écoute plus de musique dans la rue. Ces appareils sont hors de prix. Et puis, j'ai peur de ne pas entendre des fois que quelqu'un me suive. On ne sait jamais.

Les bruits me harcèlent. Au début j'ai bien essayé de chanter, siffler, me faire un petit bout de tranquillité autour de moi, mais les visages impassibles des passants ont vite eu raison de mes timides tentatives d’extérioriser un peu de joie. Les gens sont généralement peu enclins au sourire et à la pensée divagante. La plupart marchent et vont au travail. Et puis mangent. Et chient. Ils ne prennent pas le temps de s'asseoir un moment et de savourer l’instant présent.

Je ne les juge pas ; je ne comprends pas, simplement. Il existe, je pense, plusieurs mondes qui cohabitent.

Avec difficulté. 

 

*

 

Cela fait déjà quelques années que j'ai eu droit à cette charmante rencontre, mais j'en ai gardé un souvenir intact. Bruyant.

Quelque part cet évènement a dû activement contribuer à faire de moi ce que je suis aujourd’hui.

Quelqu'un qui marche en regardant le sol.

Qui s'oblige à penser à quelque chose de très précis afin ne pas sentir les gens qui me frôlent, les bruits qui me griffent, et la peur qui suinte de partout. Afin de ne pas devenir fou. Ou l'inverse.

Peu de temps après ces évènements j'ai suivi une thérapie. Ce fut une période délicate. J'ai parlé à un homme. Un psy. Poli. Réservé. Chiant. Moralisateur. Il m'a donné des médicaments. Des drogues qui vinrent simplement en remplacer d'autres. Mes ordonnances ne furent pas renouvelées car il pensait que cela me mettait en danger. Il avait décelé chez moi une forte tendance à l'addiction. En somme, que j'étais incapable de limiter ma consommation de tous produits m'apportant un plaisir immédiat, de la bouffe aux clopes en passant par l'alcool et autres douceurs. Il paraît qu’en plus, l'alcool faisait mauvais ménage avec les médicaments. Et je ne pouvais pas m'arrêter de boire.

Le psy m'a conseillé de me faire interner quelque temps dans une clinique où l’on pourrait m'aider à vaincre - laissez moi rugir - mes problèmes de dépendance et de santé mentale. Enfermé dans une sorte de prison... Avec des fous...

Je l'ai naturellement envoyé se faire foutre.

 

Au bout du compte il m'a énormément aidé. Mais je ne m'en rends compte que maintenant. J'ai fini par comprendre pas mal de choses sur la façon dont je fonctionne. Enfin, comprendre est une chose mais ça ne change pas tout. Ça ne guérit pas

Je pense parfois que je suis névrosé jusqu'à l'os mais cette idée m'épuise alors je me couche dans mon lit et sers si fort mes poings que je finis par m'endormir, les ongles bien en place dans la chair.

 

*

 

Je ressasse tout ça après les vociférations du type que j'ai bousculé quelques instants plus tôt. Lorsque j'ai repris pied avec le réel et que j'ai compris qu'un homme énorme me hurlait au visage j'ai eu peur. Terriblement peur.

Je marche pesamment en essayant de penser à autre chose. Je regarde les feuilles qui tombent doucement des arbres. J'ai mal pour eux. J'ai mal pour moi. Bientôt l'hiver...

Chemin faisant, je réfléchis à la façon dont je vais m'y prendre pour transporter le prochain bocal du poisson. Le dernier était déjà difficile à porter ; là il faut que je trouve un autre moyen. Impossible de le prendre dans mes bras.

Je me rends compte que je suis devant la porte de mon immeuble lorsque la concierge me bouscule en marmonnant des choses connues d'elle seule. Elle me déteste. Ça me convient.

J'ai cinq étages à monter. Je m'assois sur la première marche et me roule une cigarette. J'ai à peine le temps de recracher la fumée que la concierge surgit en criant de plus en plus fort.

Je regarde le plafond.

Lorsque pour la deuxième fois la fumée s'échappe furieusement de ma bouche, le mari de la concierge me tapote doucement sur l'épaule. Je le regarde. Regarde ma clope. Le regarde à nouveau. Et puis ma clope. Et puis lui, encore.

Et je crois qu'il n'aime pas du tout ce jeu de regard, parce qu'il m'écrase l'épaule entre ces énormes doigts boudinés. Il me regarde sans rien dire mais je crois que j’ai saisi le message.

Je lève les yeux au ciel, la clope rejoint ma chaussure et sans un mot, je commence l'ascension du premier étage.

Ce soir je me couche tôt.

 

*

 

Je n'arrive pas à dormir. J'ai une barre dans le dos. Au milieu du lit. Et surtout, j'ai l'impression que mes dents poussent et s'entretuent. J'ai vraiment la sensation qu'elles sortent n'importe comment. Pas à leurs places. Et qu'elles bousillent tout.

 

*

 

Je suis en face du miroir. J'essaie de voir au fond de ma bouche. Pendant une heure. J'essaie... Je tords ma mâchoire dans tous les sens. Ne vois rien.

Je me recouche. Ne penser à rien.

Ne penser à rien.

À rien...

Je pense à mes dents.

Elles sont folles. Deux molaires, dans le fond. Maintenant je suis sûr que j'hallucine. C'est ce que mon psy aurait appelé une simple hallucination paranoïde. Une peur irrépressible et totalement insensée d'être en train de subir une attaque contre ma chair. Par ma chair.

J'ten foutrai moi, des SIMPLES hallucinations. Docteur à la noix…

Enfin au fond je sais qu'il avait raison et qu'aucune dent n'est en train de dévaster le fond de ma bouche ; mais rien n'y fait, maintenant que je me suis mis ça dans le crâne, je n'ai plus qu'à attendre que la fatigue ait raison de moi.

Six heures huit. Je bosse à huit heures demain. Enfin tout à l'heure. Merde. Cerveau de merde. Peur de merde. Vieux de merde. Jeunes de merde. C'est de la faute de tout le monde.

C'est ma faute. Taré.

Un petit coup de whisky m'aide à retrouver mon calme.

Mon corps ronfle.

Le poisson fait des bonds...

 

*

 

Je bois du café. De l'eau foncée. Christophe, le contremaître, parle.

Il parle et ses mots sont comme plein de petites mouches qui me harcèlent. Il bave des mots à n'en plus finir et ça me lance dans la tête. J'ai comme un bocal autour du crâne, je ne perçois presque rien et j'ai dans la peau un sentiment froid qui ronge, et putain, qu'est-ce que je boirai bien un petit quelque chose ! N'importe quoi…

Christophe m’interpelle :

- Hé Simon, t'es avec nous là ? J'viens d'en raconter une bonne et t'as pas bronché ! Qu'est-ce que t’as ?

Qu’est-ce que j’ai, qu’est-ce que j’ai ?! J’ai que tu m’emmerdes et que tes blagues ne sont drôles que pour toi ou tes larbins. J’aimerais bien lui dire tout ça, mais je plonge mes yeux dans mon café et balbutie :

- Rien. Rien, je suis crevé.

Il pose sa grosse main sur mon épaule, et avec un sourire pas net, me demande :

- C’est ta nana ? Elle est partie ? C’est ça ?

- Je…

Vicieux son sourire.

- Ah non, elle s’est déjà barrée ! Ah ah. Elle est bonne celle-là.

Et de faire claquer sa main sur sa cuisse, l'oeil suintant de merde, et tous les autres cons qui rient avec lui. Entre deux gloussements, il lance :

- Bah, comme j’t’ai dit hein ! Toutes des putes !

Je rêve de lui balancer mon café à la gueule.

Et de préciser :

- Même ton Alice mon ptit, une pute !

Il hurle quand le café brûlant lui éclate au visage. Il n’a pas le temps de réagir que mon poing lui écrase le nez. J’ai pris tout mon élan. Le sang gicle et recouvre mes collègues, effarés. Et puis c’est son estomac que je martèle, et il a comme des petits hoquets sanglants. Sa tête rejoint mon genou et y’a un craquement dans son cou qui me fait frémir et il s’étale par terre, avec quelques dents branlantes et une mare visqueuse qui le maintient collé au sol. Rouge foncé, presque brun sapin. J’éclate d’un rire glacial et me prépare à…

- Oh Simon !

- Hein ?

- Tire pas cette gueule ! Y’en aura d’autres ! qu’il me dit, bien droit en face de moi, avec à peine une gouttelette de café qui lui coule au coin de la bouche, échappée de sa moustache grise et jaune. Et brune aussi. Dégueulasse.

Reviens sur terre Simon. Reviens et acquiesce, qu’il te lâche un peu et que la journée avance. Qu’elle avance pour finir.

- Ouais ouais, sûrement, je dis.

- Quoi ?

- T’as sûrement raison.

- Bien sûr que j’ai raison ! J’ai l’expérience moi. Suis marié depuis quinze ans moi. Et la mienne crois moi, elle va pas se faire la malle avec mon meilleur ami…

Enculééééééééé ! J’ai envie de hurler. Mais rien ne sors sinon un peu de bile qui me remonte dans la bouche et j’ai beau essayer, rien à faire, j’ai des fils barbelés qui m’enserrent la gorge. A peine si j’arrive à respirer. Parce qu’il a raison ce con. Elle est partie avec mon meilleur ami. Alice. MON Alice. Avant d’être seul avec le poisson, je l’avais elle. Et je l’avais lui, Mon AMI. On peut dire que j’étais bien entouré. J’étais plutôt heureux.

J’ai pas été ravi ravi quand elle m’a confessé la nuit qu’ils avaient passé ensemble

« Mais on était tellement saoul. Ça ne veut absolument rien dire. Une connerie, une énorme connerie, qu’elle a dit. Et puis bon, elle me l’avouait. Confiance mutuelle. Je t’aime et je te pardonne, j’ai dit. Ça n’arrivera plus jamais. Excuse moi ! C’était une erreur impardonnable, a-t-elle rajouté.

Je te pardonne, j’ai lâché.

Oui ?

OUI.

J’ai répondu oui. Pauvre con que je suis…

- Simon ?

- Hum…

- Putain Simon faut t’en remettre ! rajoute Christophe, avec sa foutue paluche sur mon épaule.

- Mouais…

- Allez, si tu veux ce week-end t’auras qu’a v’nir avec nous. On ira aux putes. Au moins on sait pour quoi on débourse…

La bile remonte au fond de ma bouche. J’ai envie de vomir.

 

*

 

On a souvent des raisons de penser que son boss est un salopard complet. Ce n'est pas ce que j'ai en tête. Non. Ce n'est pas un salopard. Enfin un peu peut-être mais c’est pas vraiment ça.

Il est grand. Chauve. Un bonhomme de cire avec une moustache infecte.

Il parle. Il est bête. Simplement stupide.

Un jour je ne pourrai plus. Et alors je le lui dirais : « Christophe tu es con. C'est pas ta faute. »

Après il me supplierait de lui rafraîchir les yeux.

Ou il me casserait la gueule.

Je suis pas sûr...

 

*

 

Aujourd'hui je me contente de baisser la tête et de laisser rire les autres à ma place. Christophe débite son tas de conneries et ils sont presque tous là, à jouer à qui rira le plus fort.

Lui il sourit. Bien content de son petit troupeau de suce bite. Faut dire qu’ils le respectent le chef. Ils bronchent pas de se faire un petit peu enculer. Ils font même comme si ça leur plaisait. À grand renfort de grimaces. De sourires. De remerciements.

Je le fais aussi. Parfois. C'est comme ça. Ouvre grand la bouche. Écarte bien les fesses. Tu n'as pas d'alternative. Parce que c’est la même chose finalement. On se fait baiser la gueule. Y’a pas d’autre terme. C’est ça l’hypocrisie au travail. Saleté de vie.

Je regarde la Poule. Il a le regard fixé droit devant lui et je sais qu’il n’entend pas un mot de ce que l’autre raconte. Il est dans son petit monde. Un immense type coincé dans son petit monde. C’est un collègue, mais c’est surtout un ami, mon meilleur ami même. Son vrai nom c’est Antoine mais je préfère la Poule. Lui aussi. Bref je le regarde et lance un long cri. Un hululement. Ça stoppe net le nouveau constat de Christophe sur les femmes ou sur les putes, j’ai pas bien écouté.

On entend mourir les rires. Pas un geste. Pas un mot. Les regards me fuient et m'acculent.

Du coin de l’œil je peux voir la Poule qui se retient de pouffer. Y’a bien que lui.

Le silence devient alarmant. Il écrase tout.

Je cours au vestiaire avec le doute qui m'agrippe les jambes.

Un ricanement me rejoint. Suivi d'une meute de hyènes.

 

*

 

Tandis que j'enfile ma combinaison, la Poule me toise d'un air amusé. Je le regarde et ses yeux disent ce qu'il faut dire, et sa bouche s'écarte sur l'absence de ses incisives :

- Ça va Simon ?

- Ça va…

- Sympa le cri, ajoute-t-il, un grand sourire aux lèvres.

- J’en peux plus de ce con…

- Hum…

- 

- C’est tout ? T’avais l’air ailleurs.

- Et toi donc ?!

- C’est pas à cause de ce que disait Christophe au moins ?

- Hein ?

- Alice…

- Non, non… J’en suis plus là.

- Alors ?

- Je me faisais du souci pour le poisson.

- 

- Il grossit tellement vite, j’arrive pas à suivre.

Il me regarde bizarrement et me tend une flasque cabossée.

- C’est du bon, dit-il simplement.

Je hoche la tête, la bascule en arrière et la bile bat en retraite, sa brûlure dans ma gorge s’estompe lentement dans la chaleur du whisky. Et puis on prend les pots de peintures et on les amène jusqu'à la camionnette.

Les autres sont déjà partis dans la leur.

Une fois à l'intérieur on sera bien.

 

*

 

C'est moi qui conduis. La Poule regarde le paysage. Silencieux. Je lui parle de mes dents. Il ferme les yeux. Je m'arrête sur le bas côté. Fouille rageusement la boite à gants, en tire une lampe torche que je lui fourre dans les mains. Ouvre la bouche. Hurle : « regarde bordel ! »

Il baisse la tête. Puis ses yeux se mesurent aux miens et ma joue accueille avec fracas la claque qu'il m'assène. Il me prend par les épaules et me redresse et me secoue et me tord et me froisse, et en articulant bien chaque syllabe : « hy-po-con-dri-a-que. Hypocondriaque ! »

Puis : « tu déconnes encore... »

Et se tord de rire.

Après quelques minutes de silence, il reprend :

- Ce qui est bien avec toi, c'est que même quand t'as l'air chiant, y'a forcément un moment où tu finis par faire un numéro. Et alors qu'est-ce que je me marre !

- Ta gueule…

- Et qu'est ce que Monsieur va faire ? Hein ? Monsieur va envoyer des fleurs au sergent ?

- Ta gueule.

- Qu'est-ce qu'il va faire ? Ouhou ? Qu'est-ce qu'il va faire ?

- La Poule, tu me fais chier.

- C'est ça chions !

- Je vais crier !

- Ça va. Ça va…

- Merci.

Je fais celui que ça énerve, mais au fond ça m’amuse ces discussions sans queue ni tête qu’on a souvent. C’est bien la seule personne qui me fasse rire. Il me demande :

- On va où ?

- Je conduis… Regarde, toi.

Il sort la liste des tâches et d'une grimace :

- Dans le centre. Un immeuble. Façade.

- Super, je marmonne.

- Fait chier, putain ! Une façade ! Je croyais qu'on devait plus se taper de façade ! Et ce stage à la con qu'on s'est tué à finir ! Mon gars, on est des artistes maintenant. Que des petits trucs. Minutieux. D'artistes. Des plinthes, des rebords de fenêtre, des...

- Arrête…

- N'empêche que ça fait chier.

- ...

- Non ?

- Hum…

Je reste silencieux, l’esprit occupé par le poisson. Il m’achève :

- T'es content toi ? L'artiste de mes deux ?

 

Quand on arrive sur les lieux, les échafaudages sont déjà montés. On embarque le matériel et on regarde le boulot à faire. Ça promet...

 

*

 

J'ai réussi. Je peins.

Aujourd'hui c'est bleu ciel dégueulasse. Vingt mètres sur quinze. Une façade. Bleue. Ciel. Dégueulasse...

 

*

 

Je trempe mon rouleau dans le sceau. Lève le bras. Applique le rouleau. Baisse le bras en appuyant, légèrement. Tousse. Recommence.

Je regarde en bas. Me roule une cigarette. Reprends.

Plus que quatre heures et la journée est finie.

J'ai envie de sauter.

 

*

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Si les feuilles meurent...
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