La dernière pelletée - Première partie 1/3
Le poisson a encore grossi.
Il enfle comme une outre pleine de fiel.
Je vais bientôt devoir acheter un nouveau bocal.
Mais pourquoi faut-il qu'il grossisse si vite ?
Chaque jour je le regarde faire la moue, tout serré qu'il
est, et je me dis que c'est impossible qu'un poisson grandisse si vite. J'ai
accumulé pas moins de huit bocaux de tailles différentes en deux mois. Et plus
il grossit, plus il a faim, ce qui n'arrange pas mes galères de fric.
Je me prive pour le nourrir correctement.
Ça commence à devenir un sacré problème.
Parfois je préférerais qu'il ne soit pas venu au monde.
P'tit con !
Puis je culpabilise toute la journée d'avoir pu penser
ça.
Lorsque je le regarde durant la nuit, je le plains de
tout mon coeur.
Il souffre d'insomnie.
Première partie
L’enfant
Je marche vite. J'ai l'estomac vide. Mon tout petit
estomac. Il est tellement replié sur lui-même qu’il m’arrache une grimace de
douleur à chaque pas. Faut dire que je ne mange qu’une fois par jour depuis
quelque temps ; pour que l’estomac rétrécisse. Comme ça je le comble
rapidement et à moindre frais. Ça marche bien, mais quand j'ai faim c'est comme
si un tout un régiment de crabe me triturait les tripes.
Le poisson suit le même régime.
*
Le Flunch n'est
qu'à dix minutes de chez moi. « Cinq euros le plat du jour. Légumes à
volonté. » Légumes à volonté !
En franchissant la porte d'entrée, je me sens comme sur
mon domaine; ici on sait qui je suis, du moins connaît-on mon visage. Quand je
passe ma commande, la caissière me sourit, l'air mi-amusé, mi-désolé. Connasse.
Un jour elle m'a bousculé et un sachet plastique plein de frites est tombé de
la manche de mon manteau. Je suis persuadé qu'elle sait que j’emporte toujours
une tonne de légume. Parfois même de la sauce. Des verres. Des couverts.
Mais faut croire qu'elle ne cafte pas puisqu’on me laisse
encore entrer.
Bah, elle n’est pas si mauvaise que ça…
*
La dernière fois, j'ai vu un type se faire jeter dehors
parce qu'il avait caché un sac plastique plein de riz dans sa manche. Une
vieille l'a balancé. Mémé la Balance. Tous les jours elle est là à
emmerder les gens. Elle ne mange même pas ici, elle s'assoit à votre table, se met à reluquer votre plat puis débite tout un tas de
connerie sur ce que vous avez dans votre assiette. Elle pense que la
nourriture surgelée est dangereuse pour la santé. Vieille folle.
*
Voler ici est beaucoup plus plaisant que dans les
supermarchés. Pas de gorilles à l’entrée, pas de mauvaise conscience, peu de
risque. C'est beaucoup moins difficile et ce n'est pas vraiment comme du vol.
Après tout les légumes sont à volonté, alors je pourrais très bien rester des
heures et me gaver de frites à en faire éclater mon minuscule estomac.
Je crois que le poisson en a marre des frites.
*
Le plat du jour est du hachis parmentier. Enfin d’après
ce qu’il en disent. Il fait assez bouillie en réalité... Je passe au
buffet d’accompagnements, j’incorpore à la purée autant de frites que je peux y
caser et rajoute une drôle de sauce sur le tout. Et puis je monte à l’étage et
je pénètre dans l’espace fumeur. Tandis que je cherche une table libre, les
gens me toisent et je vois du mépris gicler de leurs orbites.
Tous sont en train de souiller leurs visages, le corps
plongé dans l’assiette, rognant un os, poussant des grognements obscènes, vides
de sens et de compassions.
Ils mangeraient leur mère, j'en suis sûr.
Bouffeurs de rêve.
Je pense parfois que je suis complètement paranoïaque
mais cette idée m'énerve alors je maudis Dieu et me concentre sur le bocal
qu'il va falloir acheter. Idée guère plus rassurante mais qui a le mérite
d'être rationnelle.
Depuis que le poisson est là, je me sens utile. J'ai la
vive impression de cracher à la gueule de la torpeur.
Parfois, je suis convaincu que je m'en sortirai.
*
Je reconnais plusieurs habitués. Le nain, le vieux
soûlard du pont, le clodo du tabac et sa poufiasse de copine; toute une
tripotée de malvenus. Eux aussi volent de la nourriture.
Je ne leur parle pas. On se salue d'un triste hochement
de tête lorsque nos regards se croisent et ça en reste là. C'est très bien
comme ça.
Je m'assois et jette des petits coups d'oeil nerveux
autour de moi. Maintenant j'ai vraiment peur de me faire repérer. J'imagine
qu'ils se méfient plus depuis le coup du sac de riz et doivent particulièrement
surveiller les habitués. Alors, avec en plus Mémé la Balance qui me regarde
comme une murène prête à mordre, je mange mon hachis du bout des lèvres, une
main crispée sur ma fourchette, l'autre, tétanisée au fond de ma poche, en serrant
mon sachet plastique.
Et merde ! J'ai même plus faim avec ces
conneries !
Mais faim ou non, ma main apporte en cadence de petits
monticules de purée, d'où déborde des minuscules bêtes noires, vagues boudins
dégénérés : la viande.
Je mâchouille avec automatisme et ce faisant, ma pensée
vagabonde et rapidement le poisson la happe.
Il m’inquiète. Depuis quelques jours il ne finit plus ses
frites. Il en a peut-être ras-le-bol. Je pourrais lui donner du hachis. Ça ne
lui ferait pas de mal. Un peu de viande.
Je scrute alentours. J'ai pas envie de me faire prendre.
La Balance a le dos tourné. Je me prépare. Sors lentement de ma poche une main
écarlate qui enserre peureusement le sachet plastique. En frissonnant. Je ne
sais pas si c'est le bon moment. Je dégouline de peur irraisonnée. J'ai
toujours été irraisonnable aux vues
des gens bien inspirés.
Une seconde s'envole.
Le sachet retourne se planquer dans ma poche et je crève
mon plus beau sourire quand un serveur me lance un drôle de regard. Je perds
mes moyens. Je n'y arriverai pas. Je me tasse sur ma chaise. Je souris au vide
qui m'englobe et d'un mouvement aussi prompt que sordide, je mets le plus
possible de hachis dans ma bouche - poisson lune - me dirige vers les toilettes
et claque la porte derrière moi.
Je souffle un coup, m’assois sur les WC et attend que le
tremblement de mes mains se calme. Alors
seulement, je sors le sachet de ma poche et y déverse le contenu de ma bouche.
Du hachis. Y'en a un qui va être content...
Je me sens responsable et même, bon.
J’emploie de plus en plus souvent cette méthode tellement
je suis paniqué par les gens qui respirent autour de moi. D'habitude je fais ça
plusieurs fois, mais là, je ne pense qu'à me barrer d'ici. Je n’emporte pas
grand-chose ; tant pis, j'ai déjà bien mangé, c'est pas tous les jours. Et puis
le peu de hachis que j’emporte planqué au fond de ma poche, je n'y toucherai
même pas. Le poisson aura tout. Je ne peux pas me permettre d'en avaler une
miette.
Alors que je ressors des toilettes, Mémé la balance me
bouscule violemment. Quelle gangrène. Elle n'a même pas un accord tacite avec
le restaurant ; elle envoie les pauvres gens à la potence par pur plaisir. Par
vice tout entier. On a beau se convaincre que la vie est sympathique et se dire
alors que tous les gens valent la peine d'être approchés ; lorsque l'on voit
cette harpie en action, on réalise que certaines personnes sont simplement
mauvaises.
Juste mauvaises. Sous couvert d'honnêteté.
C'est quand même moche.
Enfin bref, elle me bouscule mais rien ne s'échappe de
mes vêtements. Un jour, faudra lui faire la peau. J'dis un jour, parce que là
c'est pas le moment de partir en cabane. L'enfermement très peu pour moi. Moi
j'aime les grands espaces. Et puis un jour ou quelqu’un plutôt, parce
que c’est pas l’envie qui me manque mais je crois pas que je serais capable de
le faire. Pas mon genre.
De toutes façons je ne peux pas me permettre de déconner.
Y'a le poisson.
Je me rassois lentement à ma place. J'ai les nerfs qui
flamboient. Je baisse la tête. J'en ai ras le bol de tout ça. C'est pas digne.
Je suis pas non plus à la rue. Je n'ai pas vraiment
besoin de faire ça. Enfin, ça m'aide bien quand même.
Je ravale ma bouffée d'orgueil, me lève d'un bond, et
sans quitter le plafond des yeux, je gagne la sortie. Et du hachis.
*
La rue vomit un bruit continu qui s'insinue partout.
Parfois un claquement ou une détonation se fait entendre.
Parfois un râle profond qui remue la terre. Des grincements, des crissements,
des griffes et des piques. Quelque Chose et mille choses grincent et halètent.
Sinistrement. C'est troublant. Je veux dire par là que, parfois, ça me fait
peur. Je regarde le trottoir défiler sous mes pas et finis par heurter quelque
chose.
Une chose molle. Suintante.
Et ça crie et fulmine, et grogne et crache, et s'évapore
dans un ultime borborygme. Ça s'éloigne en tortillant. Ça devient de plus en
plus flou. Une veste en daim. Énorme.
Je viens à peine de lever les yeux qu'il est déjà loin.
Un gros bonhomme, l'air pressé.
J'étais perdu dans mes pensées. Quand je suis dans la
rue, je m'efforce souvent de penser intensément à autre chose; de peur de me
mettre à courir en hurlant. Ma vie est assez difficile à vivre. Enfin,
j'imagine qu'il en est de même pour tous. Ça ne me rassure aucunement, mais ça
a le mérite d'être vrai. Et je me sens moins seul.
*
Avant j'avais un baladeur. C'était plus simple. Parfois
même plaisant. J'enfonçais profondément les écouteurs dans mes oreilles, la
musique explosait en moi et je me retrouvais coupé du monde. Il prenait alors
une apparence différente, modelable. Je créais l'univers qui m'entourait.
Souvent les passants étaient des êtres quasi immatériels. Je les voyais mais
c'était comme s'ils n'étaient pas vraiment
là. Comme une gigantesque pièce de théâtre, avec décors et figurants.
J'aimais bien cette période.
Un jour où j'attendais à l'arrêt de bus, une voiture a
ralenti à mon niveau. Je crois que le conducteur a dû vouloir communiquer avec
moi, parce qu'une fois que son ami m'avait arraché les écouteurs des oreilles,
je pus l'entendre hurler qu’il allait m’apprendre à l'ignorer quand lui prenait
l'envie de me parler. Ce faisant, il me gratifia d'une série de coups de pied,
tandis que son pote me soulageait de mon portefeuille et de mon baladeur.
Ce n'est qu'une fois que j'eus reçu le dernier coup, un
formidable coup dans la tête, que je m'aperçus de l'authenticité de la scène.
Ça avait été tellement rapide. Je ne m'étais qu'à peine rendu compte de la
présence de la voiture. Je ne percevais, quand elle se rangeait sur le
trottoir, que la musique qui éclatait dans mon crâne. En petits flops. Très
doux.
Lorsque je repris connaissance j'étais étendu sur la
chaussée, et ça me piquait dans les yeux. Enfin, dans un oeil parce que l'autre
était fermé et refusait de s'ouvrir. J'avais un goût immonde dans la bouche. La
nausée me tordit en deux et penchant la tête sur le côté, j'expulsai quelques
tâches rouges.
Le sol était poisseux par endroit. Brun sapin, presque
noir. Et ça coulait sur mon visage. Sur mes mains c'était rouge. C'était
marrant comme les couleurs se mélangeaient. A ce moment précis, je pris la
décision de devenir peintre.
Ce qui était pour le moins étrange, c'est que je n'avais
pas mal. Du moins, pas conscience de la douleur. Propre à moi même, je
m'imaginai un bref instant, que pour une raison ou une autre, mon corps y était
absolument insensible. Ça me plaisait bien comme idée.
Naturellement elle vînt, ou plutôt, elle rugit au moment
même où me revenaient des bribes de ce qu’il venait de se passer.
Y’avaient des gens attroupés sur le trottoir qui me
parlaient mais je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Je n’arrivais pas à
bouger. J'avais tellement de sang sous moi et si peu de force à l'intérieur que
je ne pouvais tout simplement pas bouger. J'étais collé.
Un homme d'une quarantaine d'années sortit de son
véhicule et se planta devant moi. De là où j'étais, sa tête me semblait
incroyablement éloignée.
Il se mit à parler. Je percevais sa voix comme venant d'un
autre monde. Les mots arrivaient quelques secondes après qu'il ait bougé les
lèvres. Comme dans une émission de télé achat, en play-back : « Ça va
Monsieur ? Euh... Faudrait que vous vous mettiez sur le trottoir. Vous risquez
de vous faire écraser. Et puis, on ne peut pas passer... »
Je tendis les bras vers le type et essayai de marmonner
quelque chose. Mais il n'y avait que quelques sons incompréhensibles qui
raclaient depuis le fond de ma gorge et sortaient par mon nez, liquides,
rouges, avec des petites bulles. Ce n'était pas ce que je voulais lui dire.
J'aurais, à ce moment, voulu lui inspirer de la pitié...
Je finis par marmonner : « aidez moi... »
L'homme ne devait pas bien connaître les mots, et pitié,
par exemple, lui était tout à fait inconnu.
« Euh... Désolé mais j'ai… j’ai une réunion
importante... je... je ne peux pas me permettre de salir mon costume. Et puis
moi vous savez, le sang, tout ça... Hum... Euh… Quelqu'un a sûrement appelé les
pompiers. »
Je me suis tout à coup sentis seul.
Terriblement seul.
*
Je n'ai jamais vraiment su si mes agresseurs voulaient juste me dépouiller, ou si leur
motivation première était de taper sur quelqu'un. Moi, en l'occurrence. Enfin,
je crois que me frapper les branchait bien. J'aurais tellement voulu que se
soit un acte justifié. L'appât du
gain ou quelque chose dans le genre. Non que cela amoindrisse leur acte, mais,
je veux dire, ils n’auraient pas juste pris plaisir à voir pisser le
sang de mon nez…
*
Je n'écoute plus de musique dans la rue. Ces appareils
sont hors de prix. Et puis, j'ai peur de ne pas entendre des fois que quelqu'un
me suive. On ne sait jamais.
Les bruits me harcèlent. Au début j'ai bien essayé de
chanter, siffler, me faire un petit bout de tranquillité autour de moi, mais
les visages impassibles des passants ont vite eu raison de mes timides
tentatives d’extérioriser un peu de joie. Les gens sont généralement peu
enclins au sourire et à la pensée divagante. La plupart marchent et vont au
travail. Et puis mangent. Et chient. Ils ne prennent pas le temps de s'asseoir
un moment et de savourer l’instant présent.
Je ne les juge pas ; je ne comprends pas,
simplement. Il existe, je pense, plusieurs mondes qui cohabitent.
Avec difficulté.
*
Cela fait déjà quelques années que j'ai eu droit à cette
charmante rencontre, mais j'en ai gardé un souvenir intact. Bruyant.
Quelque part cet évènement a dû activement contribuer à
faire de moi ce que je suis aujourd’hui.
Quelqu'un qui marche en regardant le sol.
Qui s'oblige à penser à quelque chose de très précis afin
ne pas sentir les gens qui me frôlent, les bruits qui me griffent, et la peur
qui suinte de partout. Afin de ne pas devenir fou. Ou l'inverse.
Peu de temps après ces évènements j'ai suivi une
thérapie. Ce fut une période délicate. J'ai parlé à un homme. Un psy. Poli.
Réservé. Chiant. Moralisateur. Il m'a donné des médicaments. Des drogues qui vinrent simplement en remplacer
d'autres. Mes ordonnances ne furent pas renouvelées car il pensait que cela me
mettait en danger. Il avait décelé chez moi une forte tendance à l'addiction.
En somme, que j'étais incapable de limiter ma consommation de tous produits
m'apportant un plaisir immédiat, de la bouffe aux clopes en passant par
l'alcool et autres douceurs. Il paraît qu’en plus, l'alcool faisait mauvais
ménage avec les médicaments. Et je ne pouvais pas m'arrêter de boire.
Le psy m'a conseillé de me faire interner quelque temps
dans une clinique où l’on pourrait m'aider à vaincre - laissez moi rugir - mes
problèmes de dépendance et de santé mentale. Enfermé dans une sorte de
prison... Avec des fous...
Je l'ai naturellement envoyé se faire foutre.
Au bout du compte il m'a énormément aidé. Mais je ne m'en
rends compte que maintenant. J'ai fini par comprendre pas mal de choses sur la
façon dont je fonctionne. Enfin, comprendre est une chose mais ça ne change pas
tout. Ça ne guérit pas
Je pense parfois que je suis névrosé jusqu'à l'os mais
cette idée m'épuise alors je me couche dans mon lit et sers si fort mes poings
que je finis par m'endormir, les ongles bien en place dans la chair.
*
Je ressasse tout ça après les vociférations du type que
j'ai bousculé quelques instants plus tôt. Lorsque j'ai repris pied avec le réel
et que j'ai compris qu'un homme énorme me hurlait au visage j'ai eu peur.
Terriblement peur.
Je marche pesamment en essayant de penser à autre chose.
Je regarde les feuilles qui tombent doucement des arbres. J'ai mal pour eux.
J'ai mal pour moi. Bientôt l'hiver...
Chemin faisant, je
réfléchis à la façon dont je vais m'y prendre pour transporter le prochain
bocal du poisson. Le dernier était déjà difficile à porter ; là il faut que je
trouve un autre moyen. Impossible de le prendre dans mes bras.
Je me rends compte que je suis devant la porte de mon
immeuble lorsque la concierge me bouscule en marmonnant des choses connues
d'elle seule. Elle me déteste. Ça me convient.
J'ai cinq étages à monter. Je m'assois sur la première
marche et me roule une cigarette. J'ai à peine le temps de recracher la fumée
que la concierge surgit en criant de plus en plus fort.
Je regarde le plafond.
Lorsque pour la deuxième fois la fumée s'échappe
furieusement de ma bouche, le mari de la concierge me tapote doucement sur
l'épaule. Je le regarde. Regarde ma clope. Le regarde à nouveau. Et puis ma
clope. Et puis lui, encore.
Et je crois qu'il n'aime pas du tout ce jeu de regard,
parce qu'il m'écrase l'épaule entre ces énormes doigts boudinés. Il me regarde
sans rien dire mais je crois que j’ai saisi le message.
Je lève les yeux au ciel, la clope rejoint ma chaussure
et sans un mot, je commence l'ascension du premier étage.
Ce soir je me couche tôt.
*
Je n'arrive pas à dormir. J'ai une barre dans le dos. Au
milieu du lit. Et surtout, j'ai l'impression que mes dents poussent et
s'entretuent. J'ai vraiment la sensation qu'elles sortent n'importe comment.
Pas à leurs places. Et qu'elles bousillent tout.
*
Je suis en face du miroir. J'essaie de voir au fond de ma
bouche. Pendant une heure. J'essaie... Je tords ma mâchoire dans tous les sens.
Ne vois rien.
Je me recouche. Ne penser à rien.
Ne penser à rien.
À rien...
Je pense à mes dents.
Elles sont folles. Deux molaires, dans le fond.
Maintenant je suis sûr que j'hallucine. C'est ce que mon psy aurait appelé une
simple hallucination paranoïde. Une peur irrépressible et totalement insensée
d'être en train de subir une attaque contre ma chair. Par ma chair.
J'ten foutrai moi, des SIMPLES hallucinations. Docteur à
la noix…
Enfin au fond je sais qu'il avait raison et qu'aucune
dent n'est en train de dévaster le fond de ma bouche ; mais rien n'y fait,
maintenant que je me suis mis ça dans le crâne, je n'ai plus qu'à attendre que
la fatigue ait raison de moi.
Six heures huit. Je bosse à huit heures demain. Enfin
tout à l'heure. Merde. Cerveau de merde. Peur de merde. Vieux de merde. Jeunes
de merde. C'est de la faute de tout le monde.
C'est ma faute. Taré.
Un petit coup de whisky m'aide à retrouver mon calme.
Mon corps ronfle.
Le poisson fait des bonds...
*
Je bois du café. De l'eau foncée. Christophe, le contremaître,
parle.
Il parle et ses mots sont comme plein de petites mouches
qui me harcèlent. Il bave des mots à n'en plus finir et ça me lance dans la
tête. J'ai comme un bocal autour du crâne, je ne perçois presque rien et j'ai
dans la peau un sentiment froid qui ronge, et putain, qu'est-ce que je boirai
bien un petit quelque chose ! N'importe quoi…
Christophe m’interpelle :
- Hé Simon, t'es avec nous là ? J'viens d'en raconter
une bonne et t'as pas bronché ! Qu'est-ce que t’as ?
Qu’est-ce que j’ai, qu’est-ce que j’ai ?! J’ai que
tu m’emmerdes et que tes blagues ne sont drôles que pour toi ou tes larbins.
J’aimerais bien lui dire tout ça, mais je plonge mes yeux dans mon café et
balbutie :
- Rien. Rien, je suis crevé.
Il pose sa grosse main sur mon épaule, et avec un sourire
pas net, me demande :
- C’est ta nana ? Elle est partie ? C’est ça ?
- Je…
Vicieux son sourire.
- Ah non, elle s’est déjà barrée ! Ah ah. Elle est
bonne celle-là.
Et de faire claquer sa main sur sa cuisse, l'oeil
suintant de merde, et tous les autres cons qui rient avec lui. Entre deux
gloussements, il lance :
- Bah, comme j’t’ai dit hein ! Toutes des putes !
Je rêve de lui balancer mon café à la gueule.
Et de préciser :
- Même ton Alice mon ptit, une pute !
Il hurle quand le café brûlant lui éclate au visage. Il
n’a pas le temps de réagir que mon poing lui écrase le nez. J’ai pris tout mon
élan. Le sang gicle et recouvre mes collègues, effarés. Et puis c’est
son estomac que je martèle, et il a comme des petits hoquets sanglants. Sa tête
rejoint mon genou et y’a un craquement dans son cou qui me fait frémir et il
s’étale par terre, avec quelques dents branlantes et une mare visqueuse qui le
maintient collé au sol. Rouge foncé, presque brun sapin. J’éclate d’un rire
glacial et me prépare à…
- Oh Simon !
- Hein ?
- Tire pas cette gueule ! Y’en aura d’autres !
qu’il me dit, bien droit en face de moi, avec à peine une gouttelette de café
qui lui coule au coin de la bouche, échappée de sa moustache grise et jaune. Et
brune aussi. Dégueulasse.
Reviens sur terre Simon. Reviens et acquiesce, qu’il te
lâche un peu et que la journée avance. Qu’elle avance pour finir.
- Ouais ouais, sûrement, je dis.
- Quoi ?
- T’as sûrement raison.
- Bien sûr que j’ai raison ! J’ai l’expérience moi.
Suis marié depuis quinze ans moi. Et la mienne crois moi, elle va pas se faire
la malle avec mon meilleur ami…
Enculééééééééé ! J’ai envie de hurler. Mais rien ne
sors sinon un peu de bile qui me remonte dans la bouche et j’ai beau essayer,
rien à faire, j’ai des fils barbelés qui m’enserrent la gorge. A peine si
j’arrive à respirer. Parce qu’il a raison ce con. Elle est partie avec mon
meilleur ami. Alice. MON Alice. Avant d’être seul avec le poisson, je l’avais
elle. Et je l’avais lui, Mon AMI. On peut dire que j’étais bien entouré.
J’étais plutôt heureux.
J’ai pas été ravi ravi quand elle m’a confessé la nuit
qu’ils avaient passé ensemble
« Mais on était tellement saoul. Ça ne veut
absolument rien dire. Une connerie, une énorme connerie, qu’elle a dit. Et puis
bon, elle me l’avouait. Confiance mutuelle. Je t’aime et je te pardonne, j’ai dit.
Ça n’arrivera plus jamais. Excuse moi ! C’était une erreur impardonnable,
a-t-elle rajouté.
Je te pardonne, j’ai lâché.
Oui ?
OUI.
J’ai répondu oui. Pauvre con que je suis…
- Simon ?
- Hum…
- Putain Simon faut t’en remettre ! rajoute
Christophe, avec sa foutue paluche sur mon épaule.
- Mouais…
- Allez, si tu veux ce week-end t’auras qu’a v’nir avec
nous. On ira aux putes. Au moins on sait pour quoi on débourse…
La bile remonte au fond de ma bouche. J’ai envie de vomir.
*
On a souvent des raisons de penser que son boss est un
salopard complet. Ce n'est pas ce que j'ai en tête. Non. Ce n'est pas un
salopard. Enfin un peu peut-être mais c’est pas vraiment ça.
Il est grand. Chauve. Un bonhomme de cire avec une moustache
infecte.
Il parle. Il est bête. Simplement stupide.
Un jour je ne pourrai plus. Et alors je le lui
dirais : « Christophe tu es con. C'est pas ta faute. »
Après il me supplierait de lui rafraîchir les yeux.
Ou il me casserait la gueule.
Je suis pas sûr...
*
Aujourd'hui je me contente de baisser la tête et de
laisser rire les autres à ma place. Christophe débite son tas de conneries et
ils sont presque tous là, à jouer à qui rira le plus fort.
Lui il sourit. Bien content de son petit troupeau de suce
bite. Faut dire qu’ils le respectent le chef. Ils bronchent pas de se faire un
petit peu enculer. Ils font même comme si ça leur plaisait. À grand renfort de
grimaces. De sourires. De remerciements.
Je le fais aussi. Parfois. C'est comme ça. Ouvre grand la
bouche. Écarte bien les fesses. Tu n'as pas d'alternative. Parce que c’est la
même chose finalement. On se fait baiser la gueule. Y’a pas d’autre terme.
C’est ça l’hypocrisie au travail. Saleté de vie.
Je regarde la Poule. Il a le regard fixé droit devant lui
et je sais qu’il n’entend pas un mot de ce que l’autre raconte. Il est dans son
petit monde. Un immense type coincé dans son petit monde. C’est un collègue,
mais c’est surtout un ami, mon meilleur ami même. Son vrai nom c’est Antoine
mais je préfère la Poule. Lui aussi. Bref je le regarde et lance un long cri.
Un hululement. Ça stoppe net le nouveau constat de Christophe sur les femmes ou
sur les putes, j’ai pas bien écouté.
On entend mourir les rires. Pas un geste. Pas un mot. Les
regards me fuient et m'acculent.
Du coin de l’œil je peux voir la Poule qui se retient de
pouffer. Y’a bien que lui.
Le silence devient alarmant. Il écrase tout.
Je cours au vestiaire avec le doute qui m'agrippe les
jambes.
Un ricanement me rejoint. Suivi d'une meute de hyènes.
*
Tandis que j'enfile ma combinaison, la Poule me toise
d'un air amusé. Je le regarde et ses yeux disent ce qu'il faut dire, et sa
bouche s'écarte sur l'absence de ses incisives :
- Ça va Simon ?
- Ça va…
- Sympa le cri, ajoute-t-il, un grand sourire aux lèvres.
- J’en peux plus de ce con…
- Hum…
- …
- C’est tout ? T’avais l’air ailleurs.
- Et toi donc ?!
- C’est pas à cause de ce que disait Christophe au
moins ?
- Hein ?
- Alice…
- Non, non… J’en suis plus là.
- Alors ?
- Je me faisais du souci pour le poisson.
- …
- Il grossit tellement vite, j’arrive pas à suivre.
Il me regarde bizarrement et me tend une flasque
cabossée.
- C’est du bon, dit-il simplement.
Je hoche la tête, la bascule en arrière et la bile bat en
retraite, sa brûlure dans ma gorge s’estompe lentement dans la chaleur du
whisky. Et puis on prend les pots de peintures et on les amène jusqu'à la
camionnette.
Les autres sont déjà partis dans la leur.
Une fois à l'intérieur on sera bien.
*
C'est moi qui conduis. La Poule regarde le paysage.
Silencieux. Je lui parle de mes dents. Il ferme les yeux. Je m'arrête sur le
bas côté. Fouille rageusement la boite à gants, en tire une lampe torche que je
lui fourre dans les mains. Ouvre la bouche. Hurle : « regarde
bordel ! »
Il baisse la tête. Puis ses yeux se mesurent aux miens et
ma joue accueille avec fracas la claque qu'il m'assène. Il me prend par les
épaules et me redresse et me secoue et me tord et me froisse, et en articulant
bien chaque syllabe : « hy-po-con-dri-a-que.
Hypocondriaque ! »
Puis : « tu déconnes encore... »
Et se tord de rire.
Après quelques minutes de silence, il reprend :
- Ce qui est bien avec toi, c'est que même quand t'as l'air
chiant, y'a forcément un moment où tu finis par faire un numéro. Et alors qu'est-ce que je me marre !
- Ta gueule…
- Et qu'est ce que Monsieur va faire ? Hein ?
Monsieur va envoyer des fleurs au sergent ?
- Ta gueule.
- Qu'est-ce qu'il va faire ? Ouhou ? Qu'est-ce
qu'il va faire ?
- La Poule, tu me fais chier.
- C'est ça chions !
- Je vais crier !
- Ça va. Ça va…
- Merci.
Je fais celui que ça énerve, mais au fond ça m’amuse ces
discussions sans queue ni tête qu’on a souvent. C’est bien la seule personne
qui me fasse rire. Il me demande :
- On va où ?
- Je conduis… Regarde, toi.
Il sort la liste des tâches et d'une grimace :
- Dans le centre. Un immeuble. Façade.
- Super, je marmonne.
- Fait chier, putain ! Une façade ! Je croyais
qu'on devait plus se taper de façade ! Et ce stage à la con qu'on s'est
tué à finir ! Mon gars, on est des artistes maintenant. Que des petits
trucs. Minutieux. D'artistes. Des plinthes, des rebords de fenêtre, des...
- Arrête…
- N'empêche que ça fait chier.
- ...
- Non ?
- Hum…
Je reste silencieux, l’esprit occupé par le poisson. Il
m’achève :
- T'es content toi ? L'artiste de mes
deux ?
Quand on arrive sur les lieux, les échafaudages sont déjà
montés. On embarque le matériel et on regarde le boulot à faire. Ça promet...
*
J'ai réussi. Je peins.
Aujourd'hui c'est bleu ciel dégueulasse. Vingt mètres sur
quinze. Une façade. Bleue. Ciel. Dégueulasse...
*
Je trempe mon rouleau dans le sceau. Lève le bras.
Applique le rouleau. Baisse le bras en appuyant, légèrement. Tousse.
Recommence.
Je regarde en bas. Me roule une cigarette. Reprends.
Plus que quatre heures et la journée est finie.
J'ai envie de sauter.
*